Stanislas Amand : Lettres à une galeriste

En préambule à la rencontre à la SFP du 28 février avec Stanislas Amand pour la présentation de son dernier livre "Lettres à une galeriste", nous publions sur Vitevu la description littéraire et circonstanciée qu'en avait fait Patrick Talbot lors de la rencontre organisée à l'ENS Lyon, le 6 février dernier.

"Lettres à une galeriste", co-édition ENS éditions et Images en manœuvres, Lyon, Marseille, 2012.









Deux cent vingt-quatre pages

Le livre de Stanislas Amand, publié par Images en manœuvre Editions et l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, est d’abord un objet physique de dimension moyenne : 14 cm de largeur, 20 cm de longueur, 1,5 cm d’épaisseur.

COUVERTURE
La couverture, la tranche et la quatrième de couverture sont dans un ton gris, qu’on peut également dire moyen. Les trois sont barrées horizontalement par un large bandeau intégré et ininterrompu, plus foncée, proche du noir mais sans l’atteindre, sur laquelle, côté couverture, se détachent en blanc maculé, donnant l’impression d’être sale, quatre lettres majuscules déployées en éventail s’ouvrant vers le bas et dont le point de fuite serait situé plus haut. « MOTS » au pluriel est ce qui résulte de leur assemblage, encore qu’on puisse avoir un léger doute car, à la droite de son axe vertical (il n’en subsiste qu’un moignon), la branche horizontale du T a presque disparu. Bien qu’on ait de fortes raisons d’en douter, il se pourrait que la branche gauche soit de trop et que rien ne doive être rapporté à droite. Dans ce dernier cas, le T pourrait être un I, malgré tout curieusement affublé d’un étrange appendice sur sa gauche. MOTS deviendrait alors MOIS, toujours au pluriel - mais cette éventualité qui, de toute façon, n’est guère crédible, demeure indécise entre temps calendaire et espace ouvert de singularités multiples.
Sur la bande noire de la quatrième de couverture on retrouve exactement la même image mais cette fois retournée ; du coup les lettres s’éloignent du point de fuite comme si elles étaient projetées vers le haut par un entonnoir invisible afin de former ensemble le mot « SLOW ». Le livre s’insère donc entre un nom (MOTS) et un adjectif qui est aussi un verbe transitif ou intransitif, un adverbe et, lorsqu’il est composé, un nom (SLOW) signifiant selon sa qualification : lent / ralentir / lentement / et, par exemple, “grève perlée » dans go-slow. Selon toute probabilité, l’unique photographie utilisée deux fois a été prise sur une route goudronnée dans un pays anglo-saxon et, l’équivalence inversée entre les deux images - déclarée telle à la condition que soit tenue pour négligeable l’absence de la branche gauche du T dans la version française - ne permet pas de déduire quel contenu proposent les 224 pages qu’elle enserre.

MAQUETTE
Une fois le livre ouvert, ce sont d’abord les textes qui occupent une bonne partie de l’espace et cela jusqu’à la page 80 avec 53 « lettres à une galeriste » dont la majorité (39) sont transmise par « mails » et les 14 restantes peut-être par la poste. Les mails ne comportent pas de date mais une heure, probablement celle de leur envoi, et ils sont désignés pas leur « Objet » lequel, dans le livre, peut être assimilé à un titre ; quatre parmi ces mails n’accueillent aucune notation écrite mais uniquement une ou des image. Les lettres ne comportent ni date, ni titre. 81 photographies, de taille et de nature très variables, sont également incluses dans ces mêmes pages. Le décompte est sujet à caution car certains considéreraient sans doute que la page 16, dont l’objet est « Roman-Photo », et sur laquelle figurent cinq photographies distinctes accolées les unes aux autres, devrait entrer dans le décompte comme une seule image ; à l’inverse, concernant la page 26, dont l’objet est « Recadrage », une image composite faite de trois photographies, les mêmes voudraient sans aucun doute qu’elle soit comptabilisée pour trois et non pour une. Cela, au fond n’a pas grande importance. Inutile de poser la question à la galeriste, elle ne répond jamais !
A partir de la page 80 et jusqu’à la page 183, les images prennent massivement possession du terrain. Cela commence par un mail de « Captures d’écran / Vidéo stills ». Après une introduction écrite de 6 lignes, on compte 19 images jusqu’à la page 101, à raison d’une par page - hormis quatre de gauche, sobrement blanches. Au-delà, sous l’intitulé « Recadrage prose optique », un nouveau mail installe jusqu’à la page 127, 22 photographies dont 5 recadrages en vis-à-vis, 12 montrant des sujets différents et 6 pages blanches, toujours de gauche. Le dernier mail a pour objet « Atlas » : 9 lignes d’introduction sur la page 129 puis, sans une phrase, sans un mot, 500 photographies non stop jusqu’à la page 181, soit une moyenne d’environ 10 images par page - ce qui ne veut pas dire grand chose car, en dehors des 15 doubles pages alignant 2 fois 4 rangées de 3 images, les photographies restantes, au nombre de 140, sont disposées de manière très variée.
Page 183, l’écriture reprend l’offensive jusqu’à la page 216. (Avant d’aller plus loin, la page 182, qui est de gauche, mérite une brève mention car il est difficile de décider si elle clôture l’Atlas ou si elle est l’avant-garde de ce qui suit ; comme dans les « légendes » des pages 222 et 223, rien n’est dit à son sujet, il est prudent de maintenir l’indécision). Dans ce bloc compact jusqu’à la page 206, on trouvera seulement 2 images pour accompagner 4 essais critiques dont les auteurs sont, selon l’ordre de leur succession, Nicolas Féodoroff, Franck de Montleau, Michel Poivert et Anne-Laure Oberson. Les trois premiers textes portent les titres suivants : « Politique du regard », « Regarde là devant, dans le rétroviseur » et « La plume du souffleur ». Le statut du quatrième est particulier car il introduit une séquence se déroulant jusqu’à la page 211 qui comporte d’abord, le quatrième texte critique intitulé « Maquette d’un livre en construction » - sous-titré « Exposition aux HUG Genève 2011 » - au terme duquel une photographie pleine page montre un couloir d’hôpital avec au premier plan, accroché au plafond, un panneau sur lequel est écrit « Soins intensifs E ». Dans un dispositif graphique vertical, les quatre pages qui viennent à la suite présentent au moyen de vignettes photographiques, 18 au total, et de brefs extraits de textes, 11 « Expositions maquettes d’un livre en construction ». Les pages 212 à 216 sont ensuite réservées à deux « Correspondances », l’une écrite par un certain Patrick Talbot, « à propos de Lipstick », sous titrée « en écoutant l’histoire ridicule de ce baiser sur une toile d’un célèbre peintre », la seconde, interactive, un dialogue entre Jean-Marie Gleize et Stan Amand intitulé « Tout doit disparaître » ; 1 vignette accompagne la première, 3 la seconde. Encore 1 photographie pleine page, sur laquelle déferle la mer, puis 2 pages de remerciements, 2 de légendes et 1 dernière, pour l’ourse et les partenaires.

CONTENUS
Chaque mail ou lettre constitue un fragment indépendant des autres mais en relation directe ou indirecte avec la photographie la plus proche. Ils traitent de l’habitat et de l’architecture en zone périurbaine, des nains de jardin, de Ground zéro, du lien entre architecture et démocratie, de Perret, Niemeyer et Vauban, de dessins d’architecture, de Rome (le Colisée, le Vittoriano, Santa Maria della Pace, Ostie), de Pompéi de la tour Montparnasse, du Hâvre et de Toulon, d’archives, d’automobiles et de vaches, de Gustave Flaubert, de Pasolini et de Francis Ponge, de la pluie, de la peinture, du Caravage, de Pietro da Cortona, de Francicek Kupka, Barnett Newman et Antoine Bernard Nioré, de « L’origine du monde », de la mounine, de radiographies trouvées dans une ancienne maternité, d’hôpital, d’Urbain Grandier et du Professeur Charcot, d’hystérie et d’hypnose, de caméléons, de la mort d’un lapin, de tennis (Connors, Borg, McEnroe, Justine Hénin, Roger Federer, Rafael Nadal, etc.), de mai 68 et des années Pompidou, des collectionneurs et plus généralement des milieux artistiques et culturels traités sur un mode ironique, parfois même franchement négatif, de polaroïds, d’empreinte, de recadrage, d’Alfred Stieglitz, Walker Evans, Lee Friedlander, Robert Franck, Gary Winogrand, Robert Adams, William Eggleston et Albert Londe, de portraits, d’exercices pratiqués à l’école de photographie, de rétroviseurs, de JLG et du film socialisme, de Steve Reich, de « tableaux photographiques », du style documentaire et de ses avatars, de la relation entre boxe et photographie, du rapport à l’autorité, de légendes sans référents, d’une prose bleue ciel envoyée à Bashung juste avant sa mort… (liste non exhaustive).
Impossible de décrire les images trop nombreuses pour cela, tout au plus peut-on faire le rapide inventaire des sources : photographies prises par Stan et de lui également vidéostills (captures vidéo), images d’archives, images prises sur Internet (procédé aujourd’hui qualifié d’« appropriationisme ») stills (images tirées de films), photographies orphelines, reproductions photographiques de sculptures, peintures, dessins et photographies, ou bien photographies prêtées gratuitement par des centres d’art, fondations et galeries. Vouloir répertorier les genres se heurterait à une autre variété de la même impossibilité car il faudrait alors définir précisément les genres en question lesquels, à force de précision (le mieux étant souvent l’ennemi du bien) couplée à l’incertitude face à des images relevant de plusieurs d’entre eux à la fois, imposeraient au fur et à mesure de l’exécution du travail, que soient constamment inventés de nouveaux genres, presque un par image et que ces dernières soient traitées sinon une par une du moins regroupées en micro catégories ce qui serait de toute évidence contradictoire avec l’idée même de l’Atlas, pour ne pas dire du livre dans sa totalité.
Quant aux textes critiques, fort bien argumentés et construits ils disent tout ce qui n’est pas dit ici et on ne saurait trop recommander leur lecture.

CITATIONS
« Finalement les façades appartiennent autant à leurs propriétaires qu’à ceux qui les regardent. En roulant, on les voit défiler, légèrement floues » (Mail intitulé Homo périurbain / Urbanisation des routes, p. 4)
« Avec un sentiment sacrilège de jeter un morceau de réel fondateur » (Mail intitulé Polaroid p. 6)
« Mais non, Monsieur pouvait payer. Cela m’a fait réfléchir au pouvoir de celui qui peut rompre les efforts du jugement (…) Pardonnez-moi l’expression des faux-culs. Même si financièrement, cela pourrait être intéressant pour vous, je vous déconseille de le rencontrer. Vous risquez de tomber dans ce vertige à court terme, parodie de culture et de civilisation. » (Mail intitulé Rencontre d’un collectionneur en formation pp18-19)
« Tout ce qui est impersonnel, glacial, systématique ou trop agrandi est considéré aujourd’hui comme un tableau. Certains critiques prennent cette pratique académique comme une garantie ». (Mail intitulé Miroir, p. 27)
« L’édifice de la psychanalyse s’est construit sur les ruines du langage / L’édifice de la psychanalyse s’est construit sur les ruines du temple de l’image » (Lettre p. 28)
« Puis il (le lapin) est mort les yeux mi-clos. L’air de dire, je le savais. (…) Le soleil nous réchauffait dans cette belle forêt d’hiver. Je pense à lui depuis le retour. Cette énergie éteinte. Cette chaleur gelée. Ce poids inerte. Comme une photographie (Lettres p.32)
« La maîtresse m’avait bien noté. Le directeur me tira les oreilles, en traitant cette professeur d’art plastique de beatnick complètement déconnectée. Comme si ce que j’avais fait ne valait rien au regard de l’autorité ? » (Mail intitulé Pot de chambre p. 38)
« Une pensée architecturale moins formaliste ne pourrait-elle pas être la base d’une démocratie moins arrogante ? » (Mail intitulé Ruines américaines, p. 56)
« 11. Masque d’oiseau creux / 29. Ready-made de bon goût / 62. Le ciel vu de la terre / 159 ; Mur aveugle / 160. Pommes de terre rissolées » (Mail intitulé Légendes, p.75-77)
« (…) trouver la bonne distance, entre l’émerveillement provoqué par une trouvaille et le désir de construire un regard commun possible avec des éléments assemblés qui concourent à créer ce que l’on pourrait appeler une sorte d’outil poétique, d’attention flottante propre à la rêverie (…) » Nicolas Féodoroff p. 192
« (…) et tu sais, “les choses parlent, sans savoir de quoi elles parlent“, il suffit de les écouter, et pas la peine de comprendre, d’ailleurs il n’y a rien à comprendre, il y a qu’à prendre – j’y reviens. » (JM Gleize, p. 216)

GLOSE
Le livre fait corps avec le règne des quantités. Les images, les mots, les objets, l’urbanisme, les animaux et l’humanité sont là, en modèles réduits mais en grandes masses : 649 images, 61 fragments et textes dans 224 pages, forte densité relative, toutefois pensée et organisée pour déjouer l’encombrement : Circulations, frottements, collages et montages sans ordre apparent, séquences d’accélérations alternant avec des décélérations (slow), rythme alerte et changeant sur toute l’étendue de la traversée. Des images et des mots, des « objets », des mails, un atlas et des essais critiques, tous mis en place et en mouvement par un auteur qui relie, emprunte, organise, voyage. A quoi s’ajoute le désir, celui de partager le regard et l’écoute, de circuler sans perdre le nord, en louvoyant au sein de la foule, d’un océan d’informations, d’un trop plein de fréquences, d’un maquis où les points de vue, les représentations, les faits divers et les anecdotes s’agitent, se chevauchent et s’enchevêtrent. Rien d’autre à faire que s’orienter, choisir et distinguer. Savoir où scintille l’étoile polaire, à défaut disposer d’une boussole, peut s’avérer utile, non pour atteindre le ciel ou la porte du paradis, mais juste le lieu et l’espace où dresser une tente, abri provisoire construit avec les matériaux du quotidien – expérimentations, recherches, travaux – et y effectuer la dépose du temps. Réalisation d’une maquette, comme étape ou plutôt relai afin de vérifier les repères, l’armature et la tension d’une encyclopédie portative, en construction comme le reste, work in progress, traversée par le fil rouge de la photographie, coextensive du règne des quantités, son milieu naturel, son oxygène fidèle et prosaïque. Indifférente, rustique ou élaborée, privée ou publique, utilitaire ou sans projet, documentaire ou artistique, anecdotique ou solennelle, toujours à portée de main, « humble servante », bonne à faire toutes sortes d’images, elle est ici compagne d’un mode de vie et de pensée, refus de la transformer en chien savant ou en poupée Barbie, à bonne distance des hiérarchies verticales afin de mieux l’assister dans le déploiement horizontal de ses infinis registres et connexions : partage, seuils, passages, pas de danse.

Patrick Talbot 17 février 2012