Yveline Loiseur : bienveillante étrangeté

Un premier livre d'artiste est toujours un événement, pour lui (elle), mais aussi pour ceux qui accompagnent leurs travaux. Saluons ainsi La Vie courante d'Yveline Loiseur, ouvrage publié par Trans Photographic Press, avec le soutien de l'université (c'est singulier).

On donne ici le texte de préface de l'ouvrage.

Le happening et la berceuse

Existe-t-il une enfance qui soit un temps d’avant les joujoux ? Et qui ne soit pas un temps du dénuement mais de la richesse imaginative ? En conférant la vie aux objets, le monde tout entier des enfants est un univers auquel l’adulte reste étranger, une terre jadis fréquentée et désormais inaccessible. Quel conte ne met pas en scène la possibilité d’une vie des objets ? Ce que dépeint La vie courante est encore différent : un monde où la magie est archaïque.

Depuis 2002, à raison d’une dizaine d’images à peine par an, Yveline Loiseur compose des scènes où les proches s’éloignent dans le mystère. « La vie courante » est un titre-leurre, qui vous engage tout d’abord sur l’idée d’une représentation du quotidien, mais qui en réalité désigne dans le flot inéluctable du temps la possibilité de stases. Ces temps d’arrêt sont longuement médités, des notes sont régulièrement prises par l’artiste sur les lumières, les matières, les positions des enfants et de leur entourage. Puis vient le moment de la concrétisation, les proches se transforment en modèles. Les scènes retenues sont un subtil mélange de vécu et d’imaginé : un jeu improvisé, une posture inhabituelle, un dialogue sans objet. Cette absence de sens méticuleusement réfléchie construit la magie des scènes : que se passe-t-il ? Mais sans anecdote, l’intrigue s’évanouit dans une forme d’abstraction.

Le temps qui passe impose à tous des changements de rôle. Mais la filiation rétablit toujours le courant de la vie. La femme ou l’homme mûrs projettent leur présence sur les silhouettes encore fragiles des enfants, et entre eux des gestes, des attitudes, des jeux les relient. La grande photographe victorienne, Julia Margaret Cameron introduisait pour chaque scène avec ses proches des contenus allégoriques que l’on déchiffrait à renfort de références littéraires. Yveline Loiseur, en lointaine descendante, n’a plus besoin de noms de muses ou d’épisodes légendaires. Car, entre-temps, le monde s’est inventé de nouvelles écritures.

Ses mises en scènes sont la greffe du happening et de la berceuse. Des actes en forme de manifestes réconfortants. Pourtant, sous la grâce sommeillent les inquiétudes : comme si la pensée des êtres leur était devenue extérieure et pouvait agir comme une menace. La lumière, dans ces images aux formats uniformément carrés, tempère pourtant toute dramatisation. Mais elle fige aussi dans sa douceur nacrée, les êtres en situation. De l’enfance, il y a dans La Vie courante la représentation de l’inéluctable disparition. Il s’agit donc d’épure de la nostalgie.

L’équilibre obtenu entre la situation prosaïque d’un jeu d’enfant et la représentation d’un rêve est la grande réussite de La Vie courante. L’image contient ainsi l’immédiateté d’un regard jeté sur une scène qui soudain vous frappe, et dont on sait que la magie s’évanouira avec le détournement du regard. De ces scènes face auxquelles on se garde de respirer pour ne pas en interrompre le charme. Pour obtenir cette suspension, Yvelines Loiseur, on le sait, travaille avec constance et soumet ses modèles aux exigences de la pose. Cette part de théâtralité ne cherche pas à reconstituer le souvenir d’une scène mais à le construire.

Ces images relèvent d’une excentricité ingénue. Mais cette ingénuité n’est qu’apparente, elle est obtenue par un style a priori inoffensif fait d’équilibre et d’harmonies colorées. Au regard insistant l’image promet plus que son charme. La part d’onirisme se situe dans le rapport des êtres aux corps, à la nature ou bien encore aux jeux, comme si chacune des scènes étaient la résultante d’une expérimentation comportementale. Nous sommes au croisement des contes de fées et des remous psychanalytiques. Dans les eaux troubles de la vie courante. L’enfance se donne ainsi comme un laboratoire et l’excentricité est le produit de déplacements mesurés, où les usages communs réservés aux objets, aux vêtements ou à tout autre éléments contient une part d’irrationnel. L’enfance ne connaît pas l’absurde. L’excentricité de ces scènes est de celle que les surréalistes ont développé dans leurs images, où l’on feint l’indifférence devant la plus manifeste intrigue.

La proposition que tient avec tant de force La Vie courante consiste à fondre les conventions de la photographie de famille dans l’héritage des expérimentations esthétiques. Et de contredirent ainsi le naturalisme intimiste en vogue dans la photographie du tournant du XXe et du XX siècles. Pour cela, Yveline Loiseur expérimente un travail sur l’enfance in vivo, avec le matériau même de sa vie, non plus en spectatrice réaliste mais dans une poétique introspective.

Illustration Y. Loiseur, Sans Titre, extrait de La Vie Courante.