SEUILS : ERIC RONDEPIERRE

A nouvelle série, nouveau catalogue (« Seuils », publié à l’occasion de l’exposition d’Eric Rondepierre à la galerie « le bleu du ciel », Lyon, mars-avril 2010). Avec ces joyaux iconographiques, « Eric à la loupe » poursuit son tressage temporel, résolu de plus belle à nous entraîner dans son film. Entrelaçant des bribes de fictions (acteurs du cinéma muet devenus spectres en noir et blanc) avec des morceaux de vie (photos prises sur le vif offrant leur large spectre de couleurs), le plasticien tourne-t-il le dos au style lapidaire de ses premières séries ? En tout cas, il s’en écarte. Loin des images éclairs prélevées lors des années 1990 au sein des films sous-titrés qu’il re-garde (Excédents), ses compositions sophistiquées s’apparentent désormais à des patchworks visuels composites et pluriels. Si tous ces paysages mentaux ont « l’air » de se fondre dans le tissu conjonctif de l’œuvre, c’est bien qu’ « E.R. » les a poli – via Photoshop – avec la précision d’un tailleur de diamants noirs.

Déplacement de contexte, déplacement de sens. La contagion des univers leur confère une beauté, un esprit mutuel. Que se trame-t-il ? Une (R)évolution ? Un (R)embobinage ? Dans Seuils, Eric Rondepierre présente des portraits tour à tour armés d’appareils optiques (appareil photo), réflexifs (connaissance, livres et miroirs), défensifs (armes). Le « Ruban moucheté » qui habitait son imaginaire enfantin semble avoir laissé place à un « ruban de Moebius », sans début ni fin. Avec les Seuils, on peut arriver à tout moment, regarder dans tous les sens, prendre la composition par tous les bouts, s’interroger… - ces protagonistes, ils regardent « quoi ? » - chacun imaginera, chaque fois, sa « suite »…

Les « visiteurs » du passé sont omniprésents dans l’œuvre d’Eric Rondepierre. Ils s’infiltrent aux côtés des dormeurs, promeneurs et autres adeptes d’arts martiaux ou plastiques (à moins que ce ne soit l’inverse). Tous coexistent sans hiérarchie. Plus qu’un ascendant, ils ont des incidences sur les êtres contemporains qu’ils côtoient, brouillant les codes. La rencontre est formelle. La friction des univers, indéniable. Parfois, chacun reste seul, pourtant, engagé dans une course effrénée en sens inverse, dans le cours du temps, ou bien à la « dérive », flottant sur le fleuve d’Héraclite (Panta Rhéi, « Tout coule »).

La vue, la vie d’Eric Rondepierre « courent » partout dans ces images, résonnent comme une « énigme » au contact de ces différentes « scènes » hybrides. La « perspective » « campe » des décors de printemps ou d’ « Hiver », des « photographies » nocturnes ou « prises » en pleine lumière, insérées sur les lieux du crime ou de la « bagatelle ». Des taches de soleil filtrées par les feuillages parsèment le sol de « Champs-Élysées » comme une réminiscence des photogrammes maquillés par le temps (« Précis de décomposition »). Dans « Loge », un homme se tient debout ; « il va rester là, debout sur le seuil, sans bouger, à sentir la nuit décliner » (« La Nuit cinéma », chap. 20). Des motifs récurrents (« cible », « Arkadin », « Sortie ») installent des connexions de sens où se « logent » le souvenir de précédentes séries. Le seuil est aussi la lisière, l’expression de « l’entre-deux ».

La couverture du catalogue, elle-même, est une allusion à la matrice dense et massive devenue la clé de certains de ses protocoles : Eric Rondepierre précise que « le rayé est une forme superlative du tacheté (moucheté) » (« Carnets », p. 94). Perçues de loin, les fines stries verticales se confondent dans une perception générale qui les assimile à une couleur grisée.

Or, la question du seuil perceptif est au cœur de ces œuvres saprophytes qui, telles les plantes du même nom, se nourrissent de matières en décomposition (en l’occurrence, le film) pour les faire renaître à travers elles. Les références, comme les oeuvres, se multiplient. Elles sont les « passagères » d’un message, exécutant un « pas de deux » entre les images.

Serait-ce possible de retrouver certaines vues, à la fois dans la série Seuils et au sein du projet des Agendas mené de façon concomitante (minuscule superposition de textes et d’images dessinant une carte biographique de l’artiste sur une année) ?

Les poubelles de l’histoire sont trop pleines (allusion à la dernière phrase de « placement »). En frottant les images d’archives aux géométries contemporaines, Eric Rondepierre est parvenu à faire apparaître un regard inédit, une organisation secrète de l’image, un éclairage semblant tout droit sorti d’une lampe magique.

Quand on est au seuil d’une chose, dans l’attente, c’est donc que nous n’y sommes pas encore. Le spectateur regarde. Il projette son fantasme de faire lui-même partie de la scène sans en être l’acteur. Pourtant, cette singulière « compagnie » l’invite à le suivre dans l’image. Le seuil, chaque fois, désigne alors la promesse d’une suite.

Eric Rondepierre, Seuils, publié à l'occasion de l'exposition à la galerie le bleu du ciel, Lyon, 9 mars - 30 avril 2010, Lyon, Libel, 2010.



Prochaines expositions : galerie RX, automne 2010.



http://www.ericrondepierre.com/



Image : Eric Rondepierre, Courant, 2008, 100 x 133 cm. © Eric Rondepierre