« La subversion des images » : faire le jeu d’une révolution.

Jusqu’au 11 janvier, la cohésion de près de 400 œuvres habilement rassemblées sous le dénominateur commun d’une sédition iconographique, révèle la prodigalité des collections du Centre Pompidou, exceptionnellement accompagnées par certains fonds internationaux jusqu’alors inédits. Phares et chevilles ouvrières plus confidentielles de l’image s’y rencontrent. « La table de montage » est au cœur de cette révolution pourtant mâtinée d’un esprit de filiation avec les productions antérieures. Provoquant à coup sûr « l’étincelle » évoquée dans le Manifeste de 1924, les rapprochements font jaillir une « lumière particulière, (celle de) l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles ».

L’espace métamorphosé de la galerie 2 renouvelle la magie des installations labyrinthiques dont André Breton semblait avoir le secret, en conciliant une réflexion approfondie sur la circulation des images à celle du spectateur. Un fil rouge - d’Ariane ? - fédère les neuf sections thématiques autour des multiples usages de l’image photographique, en symbiose avec le cinéma (de Man Ray, G. Dulac, L. Bunuel…).

Immédiatement, les titres palimpsestes dévoilent l’un des partis pris affichés de l’exposition : celui de nous inviter à passer « de l’autre côté du miroir » des apparences ; et mettre à l’épreuve les clichés du surréalisme. Le double du texte inversé apparaît sous forme d’ombre comme pour évoquer la métaphore freudienne de l’ardoise magique (où reste en partie visible la trace atténuée du graphisme passé) associée à l’inconscient. Déjà est-il question de l’écriture automatique et des circonvolutions de l’imaginaire ayant inspirées les superbes clichés d’Eileen Agar qui change, telle Circé, le rocher en lapin.

Bouleversant l’ordre établi, il faut revenir sur la force structurante de l’espace organisé selon une typologie soignée et réfléchie, répartissant les salles autour de la rotondité d’une centrale de photomonteurs et autres alchimistes de l’image. Motif corallien de l’étoile (d’araignée) ou bien pentacle de la constellation ? Les liens tentaculaires tissés entre les œuvres semblent former un objet mathématique complexe où les niveaux de lecture se chevauchent pour former l’engrenage conceptuel d’un échiquier mental.

La dimension ludique apparaît en filigrane tout au long de l’exposition, à l’image de la série énigmatique de Paul Nougé ayant inspiré son titre éponyme. Citons, pêle-mêle, la dictée télépathique d’un somnambule, les balles décroissantes d’une jongleuse délimitant un cercle sur une table, le reflet d’une scène énigmatique ou l’art de trinquer sans verre comme autant de petites mises en scène susceptibles de détourner les « objets bouleversants » du quotidien. Autour de la muse (femme ou Léda cachée dans la forêt des signes), les photomatons des surréalistes aux yeux fermés informent leur « miroir intérieur » (pour reprendre l’expression de Julien Green). Tournant autour du principe d’association, la pataphysique se joue de la raison, faisant des surréalistes les acteurs d’un visible fantasmé.

Surimpressions, déformations (Distorsions de Kertesz), solarisations ou jeux photographiques (Léo Malet, Victor Brauner) deviennent les instruments d’une redéfinition du monde. Parfois, le « je » se dédouble (Moi et moi, d’Arthur Harfaux) et devient l’affaire du collectif. Un courant se crée entre les membres.

Le merveilleux provient alors de scènes fortuites, magnifiées par l’objectif du photographe. Barthes considérait bien le dictionnaire comme une machine à rêver. Le « Paris de Nuit » de Brassaï a donc séduit les surréalistes. Paul Nash, Bill Brandt, M. Alvarez-Bravo, Styrsky ou Henri Cartier-Bresson font la part belle à ce Paris mythique, onirique et fantastique, théâtre jouissif des Noctambules. Les mannequins des vitrines deviennent, à la manière d’Atget, les marionnettes de leurs fantasmes, comme Hans Bellmer conçoit l’incarnation, avec les « jeux de la poupée », d’une Coppélia mutante évoluant sur l’ « autre scène » du visible. La roue d’Erotique Voilée prolonge cette variation sur le désir de subversion, comme un prélude à la salle consacrée à la pulsion scopique. Les pièces de la machine semblent jouer, ouvrant un espace vacant à l’interprétation.

Qu’elles soient accumulées à la manière d’une cubomanie (résonance formelle avec l’œuvre de G. Luca récemment acquise, Le Vampire passif), ou subtilement mises en rapport avec les œuvres qu’elles viennent éclairer, les vitrines mettent en lumière une collection importante de documents originaux. Il s’agit de traduire un contexte favorisant l’étroite imbrication des œuvres et de leur mode de diffusion. Abordée en terme d’objet culturel, la photographie déclenche la frénésie d’une réinvention possible de la vie.

Eludant la forme close et oppressante du sombre « Labyrinthe », décrit par Henri Michaux en 1946, il s’agit au contraire de ménager le cheminement éblouissant des méandres de l’imaginaire tel qu’il le définit dans « La Nuit remue » en 1935 : « Dans le noir, nous verrons clair, mes Frères ! Dans le labyrinthe, nous trouverons la voie droite ! » écrit-il. Déployant une forme ouverte, il s’agit de faire la lumière sur les zones obscures d’un mouvement pour en dévoiler les mystères. Se comparant à Thésée, André Breton parle bien d’un « labyrinthe de cristal » (« Introduction au discours sur le peu de réalité »), comme une allusion au Palais de glaces des fêtes foraines. Défaisant comme Pénélope les ouvrages du passé, les surréalistes inventent de nouvelles liaisons avec le corpus romantique ou truculent du dix-neuvième siècle. Les avatars qui en ressurgissent semblent ne plus rien avoir en commun avec les originaux qui leur servent de support.

Si la présence d’œuvres majeures (Violon d’Ingres, Explosante Fixe, Torso, Larmes, Noire et blanche de Man Ray, Graffiti ou Magique Circonstancielle de Brassaï) garantie une délectation du regard, certaines œuvres moins connues sont tout aussi fascinantes (La beauté de mains saisies par le cadrage d’Arthur Harfaux ou les photomontages de Max Servais). Dans ce feu d’artifices et d’innovations, le bouquet final de brosses à dents postées au crépuscule d’un savon dentifrice Gibbs (publicité signée Robert Bresson) exprime la dimension poétique nichée au plus profond du prosaïsme.

Enfin, l’hippocampe (cheval de mer ou pilote du cerveau) qui hante l’imaginaire de Jean Painlevé, pourrait constituer à lui seul un motif de curiosité, incitant à pénétrer dans le dédale soigneusement établi entre ces différentes pratiques de l’image. Des coulisses du mouvement jusqu’à ses modes de diffusion, l’exposition offre un passage en revue des différents arcanes du survisible, vecteurs d’une flânerie intérieure, soulevant de nouveaux enjeux. Téléportant le spectateur dans le temps et l’espace, elle fonde sa cohésion sur un état d’esprit : subversif.

Illustration : Paul Nougé, Cils coupé de la série La Subversion des images, 1929-30 épreuve gélatino-argentique, tirage moderne Marc Trivier d'après le négatif original, 20X20cm, Archives et Musée de la Littérature, Bruxelles