Cartier-Bresson / Walker Evans : confession d'un impatient

La Fondation Henri Cartier-Bresson présentera à partir du 10 septembre une exposition proposant une lecture croisée de l’œuvre de l’artiste et de celle d’une autre figure éminente du siècle, américaine celle-ci : Walker Evans (disparu en 1975). Cette proposition soulève de multiples questions, historiques, esthétiques et même humaines, toutes passionnantes alors que de tels personnages semblent définitivement intouchables, fruits l’un comme l’autre d’une reconnaissance précoce par le MoMA de New York qui en a fait les figures tutélaires d’une photographie assimilée aux plus hautes exigences de l’art moderne. N’assiste-t-on ici qu’à la mise au carré des chefs d’œuvre, ou bien cette confrontation s’inscrit-elle dans une vaste opération de relecture de l’esthétique Cartier-Bresson ?

Henri Cartier-Bresson aurait eu cent ans cette année. Juste après la Seconde Guerre mondiale, il se rend en Amérique où le Musée d’art moderne de New York lui consacre une exposition (1947), mais il y nourrit également le projet d’un ouvrage consacré à ce pays. L’exposition propose de nombreuses images qui auraient pu constituer en bonne part le projet du livre auquel Cartier-Bresson travaille lors d’un voyage accompagné de l’écrivain John Malcom Brinnin, rejouant à sa manière le duo Evans-Agee ( "Let Us Now Praise Famous Men", 1941). Mais le livre tant rêvé de Cartier-Bresson sur l’Amérique n’a jamais pu voir le jour et ne lui aura donc jamais permis d’égaler le modèle que constitue American photographs d’Evans (1938). C’est donc sous les auspices de l‘échec que Cartier-Bresson nous est donné à comprendre à l’heure de son centenaire. Merveilleuse façon de commencer à nous le rendre accessible. On imagine ainsi que toute sa vie, cette vie, à partir de 1947, dévouée au reportage et à la commande, où il capitalise talent et notoriété (le label « Magnum », la facture « humaniste » désormais validée par le MoMA de Steichen et de l’exposition universaliste "Family of Man"), fut aussi le temps infini du deuil d’un chef d’œuvre inaccompli. Ce chef d’œuvre manquant ( qui n’est donc pas manqué) a été remplacé, il est vrai, par la poursuite d’une production qui vaut, dans son caractère organique, comme un grand œuvre et qui explique, peut-être, l’obsession de l’artiste à contrôler avec une extrême précision la diffusion de ses images.

Revenons donc à la confession qui se glisse dans une lettre adressée à Peter Galassi, conservateur du MoMA, en 2001 : « If it had not been for the challenge of the work of Walker Evans I don’t think I would have remained a photographer » (si le défi que représentait l’œuvre d’Evans n’avait pas existé, je ne pense pas que je serais resté un photographe). L’œuvre d’Evans aurait ainsi constitué un défi permanent, c’est-à-dire une obsession en même temps qu’une motivation nécessaire à toute œuvre. Phénomène classique, humain, presque naturel, mais en l’occurrence l’intérêt est bien d’avoir choisi l’œuvre d’Evans plutôt qu’une autre. Il semble donc que Cartier-Bresson ressent pour celui qui bénéficie dès 1938 d’une exposition au MoMA ce mélange d’immense respect et d’inavouable envie d’en découdre. Construire une œuvre nécessite toujours de placer la barre à un certain niveau, Cartier-Bresson qui n’a jamais caché qu’il considérait la photographie bien en deçà de la peinture (qu’il avait apprise chez André Lothe), trouve donc avec Evans la possibilité de pousser l’exigence suffisamment loin pour déplacer l’idée même qu’il se faisait de l’art. Evans n’avait-il pas fait de même, avec ses ambitions littéraires qui l’avaient poussé, de son Amérique natale, à venir en Sorbonne ? Défroque littéraire ou picturale, l’un comme l’autre s’étaient condamnés, comme d’autres un siècle avant eux, à inventer en dehors des arts canoniques - mais aussi loin de la maudite photographie artistique (aussi bien le pictorialisme que l’avant-gardisme et ses recettes) - à inventer donc la condition artistique de la photographie que le musée avait à l’époque choisi de rendre exemplaire.

Ce qui frappe, dans leur comparaison, c’est à quel point ces œuvres ont été constituées selon des principes parfois radicalement opposés. On perçoit tout d’abord à quel point Cartier-Bresson est un photographe de la visée, sa virtuosité au Leica a fait sa réputation, et d’une visée qui bénéficie d’une culture de l’art moderne entièrement soumise à l’exigence de la composition par formes géométriques, en tous les cas par masses, ligne, plans. Il réinjecte la leçon de la peinture moderne dans la capacité de l’appareil à interrompre le déroulement d’une scène. Mais cela n’est possible que lorsqu’il reconnaît devant lui une composition conforme, et cette reconnaissance ne peut s’effectuer que par l’effet d’un hasard qui s’objective : c’est bien sur la culture surréaliste de Cartier-Bresson qui lui en donne les moyens. Ce rapport au temps - bien mal servi par l’expression prime sautière « à la sauvette » (le titre français de son ouvrage publié avec Tériade, "Images à la sauvette", 1952) et mieux rendu par la formule anglaise "Decisive Moment" (la version américaine du livre) - est celui du tir de l’instantanéiste. Les images de Cartier-Bresson sont donc toujours synchone avec leur référent, ce qu’elles saisissent est ce qu’elle montre, il se produit une manière d’écriture automatique où ce qui est donné à voir porte en soi la magie du furtif soustrait au flot continue du monde : un enregistrement. Mais un enregistrement qui contredit immédiatement le caractère machinique, c’est-à-dire standardisé de sa procédure, en sélectionnant jusqu’au raffinement. Le spectateur se voit ainsi nourri de « rareté », ce qui lui donne le sentiment d’échapper lui-même au banal tout en n’abandonnant rien de « la vie ». Ou, plus exactement, que le générique, le prosaïque s’effondre immanquablement sous l’effet d’une conversion en un exceptionnel apprivoisé. Ce qui s’interrompt chez Cartier-Bresson doit se manifester comme tel : un regard lancé, une bouche happant une parole, un pas suspendu, une attitude interrompue en somme. Mais, en même temps, le détail s’équilibre dans un autre détail, une masse trouve sa contrepartie, un angle contredit une ligne de fuite, Ainsi la scène d’une pièce jamais écrite s’invente en même temps que son décor. Chez Cartier-Bresson, le hasard résonne de manière consonante. Ce classicisme où le tout et la partie sont à proportion égale est la marque de fabrique d’une maîtrise improbable du temps. Cela personne ne l’avait produit avant lui avec un même degré de régularité.

A l’inverse, dira-t-on, Walker Evans ne travaille pas la matière temporelle avec cette virtuosité. Lorsqu'après avoir tâté du Leica, il recourt en bonne part à la chambre photographique, il cherche une autre expérience et un autre rendu : il compose sur le dépoli plus qu’il ne vise, il ajuste, il revient, il condense le temps. Comme Atget, à qui il doit cette quête, Evans est un archaïque. C’est le temps en ce qu’il s’éternise qui l’intéresse. Il ne revendique aucun pouvoir surréel d’interrompre, il préfère immobiliser, c’est à dire dilater un temps. Chez lui, ce que l’image enregistre n’est pas tout à fait ce qu’elle montre. Elle désynchronise et partant ne résout aucune dialectique dans les limites de son cadre. Du coup, ses compositions n’ont pas besoin d’équilibre. Les images « tiennent » sur d’autres facteurs, comme les motifs, souvent répétitifs, standardisés à l’infini (ainsi les modules architecturaux, les voitures, les ustensiles, les photographies elle-mêmes), et, à l’inverse, les objets choisis pour leur vétusté qui traduit leur propre abandon. Le temps est passé et non retenu dans l’image. Rien ne brille chez Evans, tout est atteint par l’âge. On connaît son obsession à montrer le présent tel que le verra le spectateur du futur : immanquablement passé. Formellement donc, les images d’Evans sont dissonantes, et l’on ne peut se raconter devant elles aucune histoire, sauf la fatalité. Rappelons ici les célèbres vues des paysans de la FSA (Farm Security Administration) : pauvreté, dignité mais aussi dépassement de toute compassion dans la contemplation des choses les plus prosaïques d’où émane la poésie du monde. Evans refusait toute lecture politique et revendiquait son dandysme. Il est pourtant curieux que l’on pense parfois à Walter Benjamin dans ce mélange des temporalités et aussi à Bertold Brecht et son art d’une distanciation qui édifie.

Le classique et l’archaïque, donc. Et Cartier-Bresson photographie les hommes, et plus particulièrement les hommes en situation. Son style permet d’accéder à un naturalisme qui deviendra en vogue sous le nom d’humanisme. Mais ce terme ne doit pas être restreint, il y a aussi l’humanisme de Sartre et de son théâtre de situation (Sartre qui aurait dû rédiger le texte du livre de Cartier-Bresson sur l’Amérique). Chez Cartier-Bresson, il s’agirait d’un théâtre où, comme chez Sartre, l’individu est confronté dans sa singularité à l’Histoire. Le classicisme de Cartier-Bresson serait le style de la contingence et de la quête de liberté, celui d’un temps du vivant. Mais pour Evans, on l’a compris, il en va différemment du rapport à la liberté : plus de sacré, de rituels, mais sans espoir. Et la célébration des choses qui seules survivent. Au final, un certain manque de liberté.

La fortune d’Evans a été celle de son rebond dans les années 1960, avec des publications tardives qui donnaient à cet artiste d’avant-guerre une seconde vie : le pop art puis l’art conceptuel l’ont relu. Comme Atget fut relu par les surréalistes, car on ne bénéficie d’un tel traitement que lorsqu’on jouit du prestige des morts et que l’œuvre est libre de parler à la place de l’artiste. Les expositions se multipliaient au MoMA, actualisant, près de trente ans après leur réalisation, ses images avec des livres qui résonnaient d’outre-tombe. Double consécration : le musée et le regard des avant-gardes et cette agilité conceptuelle qui élevait, grâce au célèbre oxymore « style documentaire », la notion de document au rang de fétiche intellectuel. Cartier-Bresson, pour sa part, s’est ingénié à durer sur un autre mode, toujours vivant, devenu reporter de la planète. Il faisait du cours du monde une fresque virtuose. Evans feignait l’indifférence mais célébrait le style, Cartier-Bresson signait chaque regard mais sans reléguer tout à fait la question du sujet. Ce dernier aux aguets, l’autre à l’affût. Autrement dit, Evans était resté patient, Cartier-Bresson demeurait impatient.

Le jour est venu où l’œuvre de Cartier-Bresson devient disponible. À la faveur d’archives et de relectures, nous y découvrons des images encore peu vues, une sensibilité encore contradictoire, quelque chose de pré-classique, peut-être même de trouble ou d’impoli. Cette relecture sera une réinvention à partir des brouillons et des ratages : le fruit longtemps défendu de son impatience.

Exposition à partir du 10 septembre jusqu’au 21 décembre 2008, Fondation H. Cartier-Bresson, 2 impasse Lebouis 75014 Paris. A suivre chaque soir de la semaine du 8 septembre dans le Journal de la Culture de la chaîne Arte, un point de vue sur l’exposition.

Illustration : extrait de lettre de Henri Cartier-Bresson à Peter Galassi, 2001, Fondation Henri Cartier-Bresson (carton de l’exposition)

Commentaires

1. Le mercredi 24 septembre 2008, 12:38 par Pascal Hausherr

Bravo, encore, pour ce texte exemplaire, lequel conforte amplement, si besoin était, ceux qui travaillent aujourd'hui à la synthèse de ces deux courants majeurs de la photographie : l'évaluation d'un vernaculaire typiquement français, cette énigme…