Pierre Faure: Japan, livre nocturne

On doit à l’éditeur allemand Daab l’initiative de publier Japan du photographe français Pierre Faure avec une courte introduction de Franz van der Grinten. L’ouvrage est un des plus impressionnants de l’année, avec un format majeur (26 x 36,5cm) et un nombre d’images en proportion (125). La chose n’est toutefois pas étonnante puisque Pierre Faure – trop peu montré en France il est vrai (nous l’avions présenté dans "La Région humaine" au MAC de Lyon fin 2006 avec une sélection du corpus édité aujourd’hui) – est représenté par la galerie de Cologne Kudlek van der Grinten. Les visiteurs de la dernière édition de Paris Photo ont pu découvrir quelques tirages de Japan sur le stand de la galerie allemande. Aujourd’hui mieux connu outre-Rhin qu’en France, Pierre Faure affirme donc un travail qu’il est urgent de diffuser ici. Mission que remplit aujourd’hui le livre Japan.

Il fait suite à un long chemin créatif, environ trois ans avec deux séjours au Japon – dont le premier en résidence à la Villa Kujoyama, à Kyoto. Alors que nombre de gros livres de photographies fleurissent sur le thème de la Chine et de ses métamorphoses, Pierre Faure choisit de s’intéresser au Japon qui, s’il ne cesse d’incarner une image de progrès technologique, apparaît déjà comme une figure antique de la mondialisation. Rien donc ici d’un reportage épique et d’une fresque précisionniste à la Gurski sur les chantiers et les flots humains. Rien surtout d’une esthétique attendue du vide, de la ligne, bref du japonisme du siècle dernier régulièrement rejoué dans la photographie contemporaine. Non, le parti pris est radical: ce livre est un nocturne. Il est en cela une proposition esthétique d’une rare originalité. On reviendra dans un instant sur la technique, mais disons tout d’abord la grâce des images et de leur agencement au fil des pages. Un dialogue est établi entre les figures, leurs attitudes et les vues urbaines. Des points de vue rapprochés sur les êtres saisis le plus souvent à l’improviste dans une gestuelle chorégraphique – figures retournées, repos du corps, jeux des transparences, postures au sol, visages en plans rapprochés, attitudes infinies d’addiction à la téléphonie – jouent ainsi avec des vues plus lointaines sur l’architecture traitée comme un pliage.

Les vues peuvent, au premier abord, paraître répétitives. Mais il n’en est rien, il s’agit de variations (et non d’une exploration au sens topographique) et de résonances entre l’intensité psychologique des personnages et la cité. Peu de groupes, de rares dialogues évoqués, la traditionnelle figure du solitaire dans la grande ville est affirmée avec la couleur pour élément dynamique. Celle-ci est toujours irréelle. On semble assister à des crépitements pop, mais comme figés. Rien d’un tournoiement de mégalopole. La position du photographe est statique et impose à la vue une stabilité totale. La couleur est traitée sur un mode des plus curieux (je pensais en regardant le livre au merveilleux film de Stephen Dean intitulé No More Best, 2003), on ne parvient pas à comprendre comment elles sont aussi franches sans jamais être éclatantes comme le sont les lumières des villes une fois la nuit tombée. Car tout est noir dans Japan, ou plus exactement tous les ciels sont noirs, uniformément noirs: de couleur noire. Mais, bien sur, ce nocturne est d’artifice, et c’est sur lui que repose toute la puissance du traitement. Le nocturne est par définition une nuit artistique. Pierre Faure s’est donc attaché à un genre né du croisement du romantisme et du naturalisme.

Il ne s’agit donc pas d’un effet: le choix de passer systématiquement l’image au noir là où se diffuse la source lumineuse, cette inversion à vrai dire, a permis de rebâtir le traitement visuel de la ville et d’installer une atmosphère. Cette idée n’était pas un préalable aux prises de vue, elle est née dans le travail sur les images existantes. Pierre Faure nous explique: «J'ai sélectionné la zone correspondant au ciel en suivant les arêtes des immeubles et en conservant autant que possible les éléments plus discrets (réservoirs d’eau, fils électriques, structures métalliques (parfois vides) qui servent de support à un affichage publicitaire ou autre, antennes de réception hertziennes, relais téléphoniques, etc). Puis j'ai supprimé l'information contenue dans cette zone en gardant un fond noir. Mais cette soustraction donne lieu à une image totalement laiteuse, grise, qui n’a plus de contraste. J'ai donc dû ensuite modifier globalement la densité de chaque image, ce qui représente en fait un changement extrême (avoisinant souvent une centaine de points de densité), avec des variations par zone en fonction de la répartition de la lumière, de la luminosité des immeubles et d'une foule d'autres éléments».

Car voilà l’explication de ces couleurs étranges: elles proviennent d’une lumière du jour que l’artiste a éludé, leur nature ne devient plus alors compréhensible, nous voyons de jour en pleine nuit. Mais un jour nécessairement réinventé, né de sa propre disparition. A cette étrange paradoxe qui produit une poésie inédite s’ajoute la perturbation des échelles: tout n’est plus que maquette, tout est irréel car notre rapport à l’espace est lui même perturbé par cet oxymore d’un jour plongé dans la nuit et pourtant toujours visible. Les êtres évoluent dans ce climat, jamais mis en scène rappelons-le, mais regardés avec cette part de théâtralité qu’impose à tous la proximité furtive des autres.

Tout semble alors gouverné par le désir. Non celui d’une sensualité donnée pour elle-même mais une érotisation des relations sociales: la sophistication de la fausse ingénuité des femmes épouse l’impunité des regards masculins filant le long des jambes des passantes. Et, quand dans ce livre nocturne les êtres ne sont pas amants dans la parade sociale, ils rêvent. Les figures les plus puissantes sont définitivement celles d’ouvriers, de voyageurs ou de clochards qui habitent ce livre comme des consciences muettes. Leur désir s’est dilué dans l’encre des ciels. Alors oui, à sa manière, Japan est un livre sur le Japon, sur son urbanisme calligraphié et sa culture érotique, celle que l’on a aimé dans le cinéma et la littérature. Pierre Faure est ainsi parvenu à ruiner tout espèce d’exotisme sans tomber dans les standards d’une esthétique mondialisée, cet espace dégagé par une extrême exigence donne encore à la photographie un rôle décisif dans le renouvellement de l’imaginaire.

Illustration: Pierre Faure, "Girl with a golden dress", Japan, 2007.

Commentaires

1. Le lundi 10 décembre 2007, 12:29 par Thierry Buquet

Pour information, le travail de Pierre Faure sur le Japon avait été montré à Orléans, au Musée des Beaux-Arts, en novembre 2006, exposition organisée par le collectif Lumen (Images du Pôle).
>> www.imagesdupole.org/prog...