Ebner & Reinartz en Vitrine



Conçue pour la Vitrine de la SFP, la présentation actuelle de Florian Ebner et Manuel Reinartz combine des photographies de leur série Projecteurs et leur film impompi (2006) et transforme ainsi l’espace de la vitrine en une scène.

Dans leurs travaux, parfois individuels parfois élaborés ensemble et rassemblés sous le titre P—›S, Florian Ebner et Manuel Reinartz mettent à l’épreuve les rapports entre l’image, le langage et le monde, aussi bien par la photographie que par le film. Pour ce faire, ils se réfèrent de multiples manières, aussi bien par le contenu que par l’iconographie, aux paradigmes de la modernité. Arrivés à la fin de l’époque de l’argentique, ils interrogent, sous forme d’images fixes et animées, le processus d’éloignement actuel des moyens d’enregistrement classiques de leurs anciennes conditions de réception et de production. Simultanément, les travaux semblent insister sur la pérennité d’une ontologie spécifique de l’image photographique. Et pour cela, il s’agit de trouver de nouvelles formes.

Projecteurs
Dans une série de photographies en noir et blanc soigneusement composées, les deux artistes mettent en scène13 anciens projecteurs provenant d’un théâtre « off » de Leipzig. La plaquette de description de leur type et année de production fait allusion aux différentes biographies de ces appareils surannés. Ils tournent le dos à l’observateur et leur surface est non seulement patinée par les traces d’usage mais porte aussi les couches de poussière accumulées par leur non-usage. Formellement, le travail se présente comme un ensemble typologique de tableaux photographiques encadrés, de taille différentes, qui jouent consciemment avec la taille réelle des objets représentés. Comme des comédiens ou des figurants aux traits anthropomorphiques, les objets émergent des coulisses du théâtre plongée dans le noir et montrent — pour paraphraser Béla Balázs — non seulement leur « beauté décorative », mais avant tout « la physionomie vivante des choses ». Le style limpide de leur reproduction les présente tout d’abord en tant qu’objets intrinsèques. Observés du point de vue de leur ancienne fonction, ils se retrouvent alors aussi dans une relation de sens métaphorique : en effet, pas de mise en scène sans arrangement, pas d’image sans lumière, pas de lumière sans source lumineuse. (…)



Impompi
Florian Ebner et Manuel Reinartz franchissent un pas supplémentaire avec leur film. Dans ce travail également, la référence à la modernité photographique est évidente — avec une allusion à la célèbre première scène du film de Fritz Lang réalisé en 1931 M le maudit ou aux portraits d’enfants d’une Lucia Moholy. Dans une situation de studio abstraite, ils filment en noir et blanc deux jumelles assises face à face, récitant une comptine enfantine, qui, comme de nombreuses autres formes de récréations ludiques, peut être considérée comme une culture enfantine des cours d’école du siècle passé. Les deux protagonistes sont littéralement cernées de longs travellings. Des gros plans des mains et des visages dynamisent l’action, des microgestes d’hésitation signalant l’imperfection dans la mise en scène. Image en mouvement et langage sont liés dans un tout dialogué. Entre les observateurs et les deux jumelles qui parlent s’installe un agencement que les réflexions de Francis Ponge sur le « regard-de-telle-sorte-qu’on-le-parle » humain incarne parfaitement : « la remarque de ce qui l’entoure, et de son propre état au milieu de ce qui l’entoure ».

image

L’auto-vérification par la photographie, le regard sur le monde par la prise de conscience instantanée de sa propre existence, a également été théorisée par Siegfried Kracauer (1889 – 1966), un autre penseur important de la modernité, de la même génération que Béla Balázs et Francis Ponge. Il a publié son texte sur La photographie en 1927 déjà, développant ainsi très tôt une théorie du médium photographique. A la fin de sa vie, l’auteur allemand exilé aux USA s’occupa de son dernier grand projet : un livre sur l’Histoire. Ce que Kracauer a analysé comme étant la spécificité de ce médium dans ses réflexions sur l’esthétique de la photographie et du film (le regard disséquant de la caméra et la sollicitude envers le matériau de la réalité physique), il a essayé ensuite de le transférer dans une théorie de l’écriture de l’Histoire. Dans L’antichambre, le dernier chapitre de son livre L’histoire. Des avant-dernières choses, paru de manière posthume en 1969, Siegfried Kracauer clôt la boucle entre conscience de l’histoire, existence humaine et modernité photographique. Au centre, comment pourrait-il en être autrement, on trouve notre relation aux choses : « J’ai indiqué dans Theory of Film que les médias photographiques nous aident à dépasser notre niveau d’abstraction en nous familiarisant, pour la première fois en quelque sorte, avec ‹ cette terre qui est notre habitat › (Gabriel Marcel) ; ils nous aident à penser à travers les choses, non au-dessus d’elles. En d’autres termes, les médias photographiques nous permettent d’incorporer beaucoup plus facilement les phénomènes passagers du monde extérieur, les sauvant par là même de l’oubli. On tiendra, à propos de l’histoire, à peu près le même discours. » (Siegfried Kracauer, L’histoire. Des avant-dernières choses, Paris, Stock, 2006, p. 264)

Extraits du texte d’Arno Gisinger « Le regard des choses », publié dans le livre d’artiste « P—›S» de Florian Ebner et Manuel Reinartz à l’occasion de cette exposition. Le livre est en vente à la SFP.