Bourguedieu in Progress

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Après un premier entretien dans le Bulletin en 2002, puis une séance publique au début de l’année 2006 à la Maison européenne de la photographie, nous continuons de suivre et interroger l’œuvre de Christophe Bourguedieu. Son prochain livre consacré aux images réalisées à la suite de deux voyages en Australie est en cours d’élaboration et marquera, après Le Cartographe, Tavastia et Eden, une étape cruciale dans une œuvre de plus en plus sombre. Nous avons eu la chance de voir ce travail avancer, d’échanger avec un artiste d’une exigence extrême, et nous souhaitions cette année encore apporter notre contribution à la diffusion d’un travail sans équivalent sur la scène française. La Vitrine de la SFP accueillera un tirage extrait de la série Passengers (titre encore provisoire de l’ouvrage) de juillet à septembre prochain.

Avec vos derniers travaux réalisés en Australie, l'exploration d'un univers que l'on avait trouvé avec Eden et Tavastia semble moins marquée par "le géographique", comme si l'Australie vous permettait en fait de citer votre propre monde plutôt qu'un Ailleurs. Seriez-vous d'accord avec l'idée que Les Passagers sont "bourguedien" avant tout ?

Lorsque je m’installe quelque part, c’est avant tout en raison d’affinités avec les lieux et les gens qui y vivent. C’est aussi parce que je reconnais le décor potentiel de cette angoisse sur laquelle j’aime travailler. Par angoisse, je pense à cette disposition fondamentale de l’esprit envisagée sous sa forme contemporaine, vague et insidieuse. De ce point de vue, le choix du lieu n’est jamais indifférent et je construis donc bien « mon propre monde », comme vous dites, mais délocalisé dans un endroit neuf, générique, où ma vision est plus claire et où l’excitation me permet d’échapper a l’épuisement des sens.
Puis il se crée toujours une tension entre mes attentes et la présence des choses, à laquelle il est difficile d’échapper. C’était déjà le cas avec Tavastia, en Finlande. L’espace, notamment, s’imposait avec évidence même s’il était en fin de compte peu visible. Dans la mesure où il m’évoquait une Amérique de synthèse reconstituée localement et payée en roubles, je ne pouvais pas passer à côté d’une telle matière, du brouillage des repères et de la dérision qu’elle produisait.
L’Australie des Passagers est située à Perth, une grande ville isolée sur la côte Ouest. Les personnages que j’y montre sont en général des amis ou des amis d’amis : rien de fondamentalement différent de ce qui se passait pour moi à Helsinki, si ce n’est que l’immense banlieue dans laquelle je vivais en Australie ne présentait à mon sens aucun intérêt. La montrer m’aurait conduit à des typages sociologiques hors de propos. C’est donc un élément que j’ai simplifié en photographiant plutôt des intérieurs neutres et hors-temps. A côté de ça, j’ai changé de matériel. Un format plus ouvert m’a conduit à me tenir à distance des personnages et à adopter un point de vue à hauteur d’homme.
D’où, sans doute, le sentiment d’une scène sur laquelle passeraient brièvement ces personnages mélancoliques, fermés sur eux-mêmes. En réponse à votre question, ma présence dans l’image est peut-être en effet plus évidente qu’auparavant, comme si cette distance empirique installait clairement l’idée d’une projection ou d’un commentaire.

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"Sentiment d'une scène" probablement mais alors pas dans le sens purement théâtral de gestes posés; c'est d'ailleurs dans cet entre-deux que semble résider votre travail sur une expression de la sensualité ; je dirais que les personnages sont toujours dans un effet de seuil, posant pour la prise de vue mais sans codification, même vague, de leur gestes. Ce qui les rend d'ailleurs très cinématographiques, c'est-à-dire que l'instant arrêté fait penser à un photogramme de film où le metteur en scène n'a pas nécessairement tout calculé dans les intervalles. Et dans le même temps, la pose est suffisamment affirmée pour que l'on ne soit pas dans le registre naturaliste de l'instant volé : travaillez-vous ces effets d'équilibre où n'est-ce qu'un effet de réception qui me serait propre ?

Je reviens à cette "présence des choses", pendant obsessionnel d’une perception plus sensuelle du monde qui passe notamment par la lumière. En fait, j’oscille entre plusieurs modes d’appréhension et c’est cet écart que je dois traduire – entre la pensée et les sens, les présupposés et la réalité, etc. Le savoir-faire consiste simplement à lâcher prise et à savoir reconnaître le contexte ou l’atmosphère propices à la prise de vue.
Puis les personnages en tant que tels prennent leur place. Je parle de "personnages", dans la mesure où je les choisis pour des qualités d’acteurs : une sorte de neutralité passive, un charisme particulier rappelant celui de certains acteurs de feuilletons ou de séries B qui existent avec d’autant plus de force qu’ils nous sont inconnus. Il en résulte à mon sens une étrange familiarité - on reconnaît sans parvenir à identifier.
Quant à cette question des gestes et de leur suspension, elle se fait indéniablement en référence au cinéma. Ceci dit, je remarque depuis quelques années qu’il s’agit désormais d’une figure imposée, quasiment académique. Tous ces personnages figés, en attente, répétés jusqu’à l’absurde ont quelque chose d’usant. Rien qui doive normalement me concerner, mais je travaille sur une matière fragile et je suis fatigué de cette systématisation qui relève plus de la pensée magique ("faire cinéma") que d’un geste juste. Pour en revenir au modèle cinématographique, il est peut-être plus pertinent de partir sur une autre base en mentionnant un héritage bien français. Je pense notamment à la nouvelle vague et à la critique des Cahiers qui défendait aussi bien le néo-réalisme que la série B, soit un cinéma en prise avec le réel - un réel prosaïque ne relevant pas d’une mystique de combat. En deux mots, il est ici question de travailler dans une certaine économie, sur un champ restreint, et en dépouillant plutôt qu’en surchargeant. Robert Bresson est de ce point de vue un modèle. Ou Kaurismäki. C’est à cela que je pense quand j’organise et subis les petites scènes sans action que je représente : des conditions se mettent en place, auxquelles la personne photographiée, pas plus que moi, ne pouvons échapper. La suite s’organise très vite, intuitivement, les poses incertaines des personnages résultant de la tension soudaine qui s’instaure.
Dans ce temps limité, je m’efforce de faire durer la maladresse ou la gêne, sans doute moins pour jouer un malaise existentiel que pour accélérer cette dilution des intentions que vous relevez. Car la simple présence des personnes a toujours plus de force que le rôle qu’on prétendrait leur faire endosser.

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Sans qu'il n'y ait de règles établies, je m'interroge sur la relation entre les personnages et les vues d’extérieur, d'architectures, de routes ou de chemins que vous montrez parfois en "dialogue" avec une figure, comme un "extérieur-intérieur". La suggestion du coup devient nécessairement une construction par le montage si l'on peut dire, comment se choisit après-coup ou dans le travail même, cette dynamique qui produit du contexte social ?

Comme vous le suggérez, c’est empirique. Cette idée de montage sur le modèle du cinéma me paraît d’ailleurs en théorie très naïve. C’est pourtant un peu ainsi que s’agencent les photos une fois qu’elles existent. On peut parler de montage, mais aussi de syntaxe car, plus que de narration, il s’agit de construire une relation d’idées.
Pour reprendre le cas des Passagers, les vues de rues sont effectivement un moyen de mettre les personnages en contexte. Quoi que l’on puisse conclure quant à la relative irréalité du climat de mes séries, je photographie toujours un lieu avec une forte conscience de ce que j’y éprouve. J’ai passé plusieurs mois dans cette ville de l’Ouest Australien et en dépit de la codification de la vie sociale, très anglo-Saxonne, j’ai ressenti la solitude des gens autour de moi, leur difficulté à communiquer sur un registre intime. Je n’ai donc pas traité la forme de la ville comme une énième suburbia mais bien comme un arrière-plan nécessaire à la justesse de l’ensemble. De même, lorsqu’une maison est montrée en plan plus serré, à la fin du jour ou la nuit, elle possède cette séduction du fonctionnel typique du nouveau monde en même temps qu’elle suggère un statut social, à ceci près que, remplissant le cadre, elle gagne en abstraction et prend une valeur de commentaire psychologique.
S’il est vrai que mes personnages tendent vers le générique, vers une opacité psychologique, les personnes qui les incarnent imparfaitement transparaissent et les ouvrent, je l’espère, à l’empathie. De la même manière, le contexte géographique et social est primordial, même s’il n’existe que comme un coin de décor, une idée de civilisation réduite à un prototype sommaire.

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C'est en insistant sur ce possessif "mes personnages" que je suis amené à vous demander de préciser encore ce qui me semble au cœur de votre travail : ces personnages qui trouvent à s'incarner "imparfaitement" sont bel et bien une recherche d'identification à des "idées" de personnages, sans réelles histoire mais pourvus d'une qualité psychologique (une densité plutôt) autour de laquelle me semble tourner l'ensemble des formalisations de l'image. On a parlé de la lumière, mais il est évident que la couleur est un élément essentiel pour faire exister, sur la base d'individus forcément singuliers, ce qui était à l'état spéculatif dans votre esprit; sans revenir aux bases théoriques de la représentation, il y a là une contradiction féconde : le caractère analogique de la photographie fait bien exister ces "gens" et dans le même temps la formalisation qui est le fruit de votre projection (artistique) les suspend comme s'ils ne parvenaient pas à être tout à fait présents à l'image. N'est-ce pas là, précisément, que la sensualité naît : dans un affect réduit à son enveloppe ?

Oui, exactement, bien que le mouvement soit plus confus que vous ne l’énoncez.
Lorsque je distingue la personne photographiée du personnage, c’est une rationalisation rassurante. La première ne sait pas qui est le second, pas plus que ce que j’attends d’elle. Quant à moi, ce que j’espère ne surviendra pas et, même, ne doit pas survenir. Le "personnage" est au fond un simple cadre, un code ou un jeu, et l’expérience me dit seulement que ce qui se produira sera plus intéressant que les mises en places les plus savantes. De ce flottement résulte la suspension du sens dont vous parlez et l’imprévisibilité du processus assoit une forme de réalisme.
D’ailleurs, puisque vous mentionnez le rôle de la couleur, je remarque que lorsque j’ai fait le choix de l’employer, c’était précisément dans une volonté de réalisme. Or, en regard de ça, la couleur relève aussi pour moi de la sensualité, tout comme la lumière, la surface d’un corps ou d’un visage. Parce qu’il faut bien, à un moment, laisser tomber les projections et arrêter de sublimer : ce sur quoi on travaille, c’est le désir et par « affect réduit à son enveloppe », j’imagine que vous formulez sa dimension d’énergie pure.
Pratiquement, le désir est ce qui me tire de mon appréhension face aux autres et, bien que son objet soit presque indifférent, il est aussi mon principal matériau. C’est sans doute pourquoi, par exemple, les femmes apparaissant dans mes photos restent plus du côté des "personnes" alors que les hommes, qui éveillent chez moi moins d’émotions complexes, se trouvent souvent renvoyés vers celui des "personnages".
J’envie l’aptitude de certains photographes à porter un regard démocratique sur tout objet avec la même attention ouverte, sans affects apparents (on peut citer Friedlander ou Michael Schmidt, des gens qui font manifestement un usage modéré de leurs émotions). J’aimerais parfois être aussi libre face au sujet, mais mon champ de vision est justement balisé par le désir et, partant, par l’obsession. Dans la vie, le désir est complexe et encombrant - encore heureux, d’ailleurs. Dans les photos, il est plus lié à la pensée, aussi bien qu’aux sens.

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Tout cela explique en bonne part la résistance de votre œuvre à toute forme d'analyse disons "critique" ou "conceptuelle", non qu'elle ne creuse en elle-même des problèmes de représentation essentiels mais précisément parce que ces derniers n'offrent guère de prise à l'analyse rationaliste... Ainsi, si l'on repart d'une construction désirante dans vos images (et dans les relations qu'elles entretiennent entre elles) c'est plutôt du côté des théories de l'imagination que j'aurais tendance à me tourner, et plus précisément dans les arguments développés par Sartre dans l'Imaginaire. Je reste frappé de la manière dont il définit le rapport entre l'image et le modèle, en parlant d'un "lien d'émanation", de rapport "magique" que la conscience pose sur cette relation, il parle alors de la photographie au même titre que la tradition picturale du portrait et affirme que "l'original" s'incarne et "descend dans l'image". Ces théories des années 1930 qui vont conditionner la pensée de Roland Barthes, me reviennent à propos de votre travail, comme s’il fallait passer par la phénoménologie, c'est à dire finalement par la seule approche qui ne stérilise pas la photographie ou mieux révèle et insiste sur sa sensualité, pour tenter de comprendre ce qui se joue avec vos photographies. C'est extrêmement subtil et en même temps cela concerne moins la photographie d'art (pour employer un drôle de mot aujourd'hui) que la photographie de famille... Ne cherchez vous pas, en un certain sens, ce trouble affectif, ce fameux analogon (que Sartre établi dans l'Imaginaire) soit un équivalent perceptif de l'émotion ressentie dans la situation réelle en produisant un artefact par les moyens de l'esthétique ?

Oui. Une expérience en remplace une autre, qu’elle simplifie et rend tangible a posteriori tout en transposant son caractère hermétique et l’angoisse indéfinie qu’elle véhicule.
Compte tenu de ma façon de travailler, je suis très dépendant des circonstances. Il peut aussi bien m’arriver de tourner avec insistance autour du sujet pour tenter de provoquer une réponse que d’avoir à saisir une situation très vite et sans recul. Mais quoi qu’il arrive, l’émotion qui me guide est soit diluée par l’attente (parfois jusqu’à n’être qu’un souvenir), soit soudaine et difficile à identifier. Lorsque j’enregistre l’image, ma conscience de ce je vois ou ressens est donc souvent confuse. Ce n’est que plus tard, en voyant la photo, que je peux reconnaître une intention ou une attente, étant admis que cette photo constitue par elle-même un objet nouveau et autonome, dont je ne me sens plus tout à fait l’auteur. Mais effectivement, je retrouve sous une autre forme quelque chose de l’attraction initiale, de l’attention flottante mais fascinée que je portais à mon objet.
Je n’ai pas tout de suite adhéré à votre analogie avec la photo de famille, mais si je me place du côté du spectateur, il y a en effet de ça. Un mystère de l’apparence que l’on peut considérer comme une forme de vérité. J’ai longtemps accumulé des photos de famille ou des photomatons trouvés, précisément en raison de la qualité d’émotion brute qu’ils me fournissaient. Les inconnus qui apparaissent sur de telles images n’ont pas par eux-mêmes beaucoup d’intérêt, mais il arrive que l’on se heurte à une conjonction inspirée dont résulte un effet troublant, quelque part entre la reconnaissance et le sentiment d’être de toute manière exclu. Un temps, j’ai espéré pouvoir reproduire les conditions de mise en œuvre de ces images ; j’ai vite compris que, sauf si l’on se situe dans une perspective frontalement réflexive, ce processus rejette de lui-même toute forme d’intentionnalité, ou du moins tout esprit de système.
Apparemment, je peux malgré tout arriver à provoquer le genre de trouble affectif dont vous parlez. J’en suis presque surpris dans la mesure où j’ai parfois le sentiment de produire une photographie excessivement signée, sous contrôle. Mais il faut croire que, sous la pression, on se laisse aller à subir les événements pour finalement découvrir le reflet d’une conscience à laquelle on ne prêtait pas attention.

Propos recueillis par Michel Poivert