"Une arme visuelle: le photomontage soviétique 1917-1953"

image Le Passage de Retz accueille actuellement l'exposition "Une arme visuelle: le photomontage soviétique, 1917-1953". Son intérêt majeur est de présenter un versant de cette pratique qui demeure encore aujourd’hui malheureusement mal connu, voire méconnu, celui de sa mise au service du politique et de la propagande. Préparée par Olga Sviblova, directrice de la Maison de la Photographie à Moscou, cette exposition, à la scénographie sobre et efficace, regroupe quelques 150 photomontages réalisés par une dizaine d'artistes tels que Alexandre Rodchenko, El Lissitski, Gustave Klucis, Elena Semenova, Serguei Senkine, Vavara Stepanova, Solomon Telingater, Piotr Galadejv ou encore Alexandre Jitomirski. Les oeuvres présentées proviennent des collections de plusieurs institutions culturelles moscovites, comme la Maison de la Photographie, le Musée d'Etat V. Mayakowski, et le Musée National du Cinéma. On trouve aussi de nombreuses images appartenant à des collections privées, ainsi qu’à la Galerie Alex Lachmann à Cologne.

Si ces photomontages sont pour la plupart des oeuvres "phares" déjà bien connues de tous, la majorité d’entres-elles sont pour la première fois exposées en France. L'exposition traite une large période, courant de la Révolution d'Octobre 1917 à la mort de Staline en 1953. Les premières salles sont consacrées au tout début du XXe siècle, à un moment où Lénine, dans ses premiers décrets, déclare la photographie comme moyen de propagande suprême dans un pays où plus de 70% de la population est illettrée. Les pionniers du photomontage s’appuient alors sur les innovations esthétiques des avant-gardes européennes, et «leur appel à la destruction des anciennes valeurs et à la reconstruction d’un nouveau monde s’avère pour un bref instant à l’unisson des slogans révolutionnaires bolcheviques». On remarquera tout particulièrement cette tendance dans les nombreuses illustrations de Rodchenko pour les poèmes de Vladimir Mayakowski, et son célèbre "Pro Eto" (1923), ainsi que son recueil "La Syphilis". On regrette - essentiellement pour la période pré-stalinienne - la faiblesse de textes explicatifs qui seraient venus expliciter d’une manière plus approfondie ce que l’exposition parvient tout de même à démontrer grâce à sa sélection riche et intelligente. En effet, le potentiel du photomontage comme « arme visuelle » est employé de manières extrêmement diverses par des artistes tels que Rodchenko ou Klucis par exemple. Ce dernier s’associe très rapidement avec les membres radicaux soviétiques, mettant, dès la fin des années 1910 son art au service de la machine idéologique. Dans ses illustrations pour la revue La Jeune Garde, on remarque une structure visuelle simplifiée au maximum, permettant de répondre à un besoin de clarté et d’immédiateté de communication. Klucis se fera l’avocat d’une image non abstraite, nécessaire selon lui à la production d’un message simple et direct. Il défend une position extrêmement critique face aux innovations formelles de Rodchenko ou encore à l’allemand J. Heartfield dont il dénonce l’esprit anarchiste.

image La mise en lumière des relations entre esthétique du photomontage et cinéma expérimental est une des réussites notables de cette exposition. On retrouve des illustrations de Rodchenko (1922) pour la revue Kinofot dirigée par le réalisateur D. Vertov, des maquettes d’affiches de P. Galadjev réalisées pour La Mère de Poudovkine (1926), ainsi que quelques unes de ses couvertures pour la revue de cinéma L’écran soviétique. On appréciera tout particulièrement dans la dernière salle la projection continue de nombreux extraits de films réalisés pendant la période, qui viennent achever d’illustrer ces rapports étroits existants alors entre le monde du cinéma expérimental et les praticiens du photomontage. L’avènement de Staline à la fin des années 1920 entraîne une transformation capitale de l’utilisation et de la diffusion du photomontage. Ce langage photographique participe alors pleinement à la mise en place de l’iconographie mythique de la nouvelle ère politique. Klucis en est un des plus importants collaborateurs. L’esthétique qu’il défendait déjà depuis 1917 s’impose désormais à tous. Les photomontages de V. Stepanova pour l’album 5 à 4 (1933) en incarnent la démonstration parfaite: simplification et organisation visuelle, réduction des couleurs au noir, rouge et gamme de gris, vues d’ensemble, représentation du peuple en "masse", surplombée par la figure monumentale de Staline. Cette composition s’impose partout, on la retrouvera ici notamment chez B. Klintch ("Le 1er mai à Moscou", 1936, voir ci-dessus)) et chez Rodchenko ("L’Armée Rouge", 1938). La dernière partie de l’exposition est consacrée à des œuvres réalisées pendant la Seconde Guerre mondiale, comme celles publiées dans des revues illustrées telles que SSSR na stroïke ("L’URSS en chantier"). L’utilisation ultime du photomontage comme «arme visuelle», comme véritable torture psychologique, est magnifiquement exemplifiée chez l’artiste Jitomirski, dont les tracts sont jetés par milliers aux troupes allemandes. Le début de la campagne anti-cosmopolite à la fin des années 1949 entraîne la perte du droit de photographier à de nombreux artistes et annonce l’éradication progressive de l’esthétique constructiviste.

Exposition: "Une arme visuelle : le photomontage soviétique 1917-1953", Passage de Retz, 9, rue Charlot, 75003 Paris (jusqu’au 7 janvier 2007).

Illustrations: Varvara Stepanova "Soldats de l'Armée rouge", photomontage pour la revue Za roubejo ("A l'étranger") 1930, collection privée; B. Klintch, "1er mai à Moscou", 1936, La Maison de la photographie (Moscou).