LA PARABOLE DE KNORR

La ruse du renard consiste, pour sauver sa vie, à faire le mort. Simplement, il ne bouge plus. La ruse de Karen Knorr consiste à placer l’animal naturalisé dans ses photographies, lui procurant une nouvelle vie.

Ainsi, le musée Carnavalet présente, jusqu’au 30 mai 2010, un éventail de Fables réunies pour la circonstance au sein même des period rooms où est née cette série, en 2003. Cigogne, lièvre, écureuils, martin pêcheur et flamands rose…, font irruption dans les boudoirs et salons particuliers imprégnés d’histoire. Incrusté numériquement dans les décors opulents préalablement réalisés à la chambre, le renard – robe rousse et cravate blanche – n’échappe pas à ce traitement. Chez Karen Knorr, le charisme de l’image théâtrale séduit indéniablement l’œil, et prête le flanc à la théorie de Jean-Pierre Cometti pour le retour du beau dans l’art. Oui mais derrière le luxe des détails provenant notamment des tirages Lambda, c’est un tout autre roman qui fascine le spectateur. Mise en doute, mise à distance… Qu’est-ce que le bon goût ? Le genre ? Le style ? La représentation ? Comme Molière déguisant ses railleries envers le roi en excès de considération, la photographe choisit la dérision sublime. Alors, comment reconstituer une morale à cette histoire à partir de la version photographique de Karen Knorr reconstituée à partir de la version littéraire de La Fontaine reconstituée à partir de celle d’Esope ? Une telle chaîne référentielle alimente certains questionnements.

Comment expliquer l’art à un « renard » mort ? Avec Karen Knorr, le concept de « sculpture sociale » semble s’être propagé au médium photographique. Depuis les années 1980, elle poursuit, en véritable experte de la mise en scène, une démarche critique sur le patrimoine et la société afin de faire vaciller les frontières (entre nature et culture, mythe et réalité…). Née à Frankfort, elle traverse d’abord les terres de Porto Rico avant de poursuivre des études artistiques aux Etats-Unis, à Paris et à Londres, où elle rencontre notamment Simon Watney et Victor Burgin. Ces échanges - c’est certain - l’ont marqué. Derrière la dimension souvent narrative de ses clichés, se cache, en effet, une allégorie plus conceptuelle, voire subversive des milieux de la haute bourgeoisie.

Comment inspirer une critique réflexive sur le patrimoine et les institutions ? Karen Knorr adopte la stratégie du coup de patte donné de l’intérieur. Parfois, les photographies sont directement insérées dans les espaces dont elles sont issues, permettant une coïncidence parfaite et c’est bien là que la scénographie fonctionne le mieux. Ailleurs, il faut se remémorer la pièce déjà traversée ou bien revenir sur ses pas pour profiter pleinement du lien. S’agit-il d’une dispersion, d’un éclatement entre toutes les salles (réparties dans les nombreux salons du XVIIIème siècle et la galerie de liaison du musée) ou bien d’un parti pris d’intégration qui doit faire abstraction des problèmes de distance et du reflet des lustres dus à la configuration des lieux ? Est-ce un jeu de pistes dans lequel il faut guetter la photographie au milieu des espaces foisonnants ? Si tel est le cas, c’est assez simple. Car il y a bien une lumière particulière et différente qui émane des clichés de Karen Knorr.

L’introduction d’animaux taxidermisés dans les salons permet-elle une comparaison avec les photographies ( il ne s’agit pas des mêmes protagonistes : ainsi un ragondin placé là où Karen Knorr avait choisi des renards…) ? La démarche de la photographe est ailleurs. Elle ne se réduit pas au décalage produit par cette étrange immersion animale à l’intérieur d’espaces policés. Loin de relever de l’anecdote, le choix de telle ou telle créature à un endroit précis paraît plus profond et chargé de sens… Outre leur connotation énigmatique, la plupart des Fables constituent ainsi des photographies au carré : soient des photographies de scènes figées. (Elle n’introduit pas toujours les animaux dans les lieux. La rencontre se fait virtuellement, dans l’espace photographique). Des êtres vivants s’y mêlent ensuite, renouant notamment avec ses préoccupations féministes. Puis, elle introduit des animaux en plein vol, au milieu de scènes immobiles, faisant sortir le petit oiseau. Certains pourront débattre sur cette technique ayant inspiré à Adrien Goetz un ouvrage sur « Le soliloque de l’empailleur ». A nos yeux, il ne s’agit pourtant que d’un stratagème supplémentaire livré à sa critique sociétale. Il faut reconnaître que la surcharge fait office de mot d’ordre et, en ce sens, l’introduction des œuvres dans une profusion de décors luxuriants accroît ce phénomène et suffit amplement.

Suivant des yeux un chevreuil bondissant sur une route pour la traverser, Jean-Christophe Bailly parle d’une joie « étrange, enfantine ou peut-être archaïque » (Le Versant animal). « Cette fois-là, écrit-il, j’en fus retourné, saisi, la séquence avait eu la netteté, la violence d’une image de rêve. Etait-ce dû à une certaine qualité de définition de l’image et donc à un concours de circonstances ou à une disposition de mon esprit ». Devant une photographie de Karen Knorr, le spectateur est un peu comme l’automobiliste surpris de voir surgir le chevreuil sur sa route. D’abord émerveillé, il découvre pourtant que cet appât n’est qu’un leurre. Pris dans les rets de l’image, il comprend qu’il s’agit moins de produire une émulation portant sur le « devenir animal » tel qu’il a été pensé par Deleuze et Guattari que d’induire une réflexion en miroir sur l’être humain.

Avec la série des Fables, Karen Knorr réalise des vanités où l’artifice est un matériau qu’elle modèle. Le pouvoir de l’illusion joue un rôle. La photographe parvient ainsi à concilier habilement l’humour et la délicatesse, la critique sociale et l’allégorie. Elle fait se rejoindre les temps. C’est une « fable à l’envers » qui sert de cadre à cette satire. A moins que ce ne soit une « fable pour ne pas », dans laquelle « la mort est morte » (comme le dit si bien Bernard Noël), « une fable pour cacher » ou « une fable de l’œil »… Frédérique Villemur aborde sa pratique autour de « la part de l’autre – cet autre social, l’autre genre, l’autre sexe ou l’autre animal – ». Aussi est-il particulièrement judicieux de pouvoir retrouver cette artiste au sein de l’accrochage « elles@centrepompidou ». C’est la série noir et blanc des Gentlemen (1981-1983) qui nous est alors donnée à voir.

Illustration : Karen Knorr, Ledoux's Reception, série Fables, Musée Carnavalet, Lambda Fuji Archival Print. Large 122 x 152 cm, Small 70x 90 cm. Edition of 5, 2004-2007. © Karen Knorr



http://www.karenknorr.com/



Karen Knorr, Fables, Photographies. Du 10 février au 30 mai 2010. Ouvert tous les jours, de 10 h à 18 h, Sauf les lundis et jours fériés. Informations : 01 44 59 58 58. Entrée libre Musée Carnavalet – Histoire de Paris. 23, rue de Sévigné 75003 Paris www.carnavalet.paris.fr