Temps et photographie : comment écrire l'histoire ?

Perspective, La revue de l'INHA publie un numéro consacré à la question de la périodisation en histoire de l'art. Où en sommes-nous avec cette façon de poser des catégories sur l'écoulement du temps ? Les styles, les courants, les ruptures et les continuités gouvernent-ils toujours la manière d'écrire des historiens d'art ? Et en photographie, comment se pose cette question de la périodisation aujourd'hui ? Tentative de réponse.

A priori, l’historiographie de la photographie semble pouvoir se conformer aux exigences normatives de la périodisation. Longtemps perçue sur le mode technique et sur celui, empiriste, de ses « applications », la photographie peut se laisser décrire par séquences historiques. C’est alors une histoire des progrès qui se dessine, partant des balbutiements des pionniers des années 1820-1830 pour suivre les principales conquêtes procédurales : émulsions de plus en plus sensibles, miniaturisation des appareils, correction des optiques, instantanéité, couleur, automatisation et, désormais, substitution des capteurs numériques aux antiques sels d’argent… Cette téléologie techniciste ne gouverne toutefois aucune histoire digne de ce nom : seuls quelques manuels ont été bâtis à la hâte et sont, pour beaucoup, déjà forts anciens.

Une histoire des appareils et des machines photographiques est à l’évidence impossible à envisager sans la contrepartie nécessaire des images (et réciproquement), mais aussi celle des structures sociales, des discours, et de tant d’autres facteurs déterminants. Le caractère archaïque d’une historiographie techniciste ne doit toutefois pas laisser penser que la question technique appelle à ce seul mode de traitement. Une pensée technique, ou « technicité », opérant sous la forme d’une théorie en acte, gouverne en bonne part l’histoire des représentations : la photographie, pour peu qu’on accepte de couvrir sous ce vocable la famille des images d’enregistrement fixe, est donc avant tout une histoire des idées. Cette part de l’histoire de la photographie reste un continent à explorer – à conquérir peut-être – afin de déceler, dans cette technicité même, les problématiques esthétiques et culturelles qui fourniront à son objet – la création artistique – les aspects déterminants de son existence. C’est donc de ce préalable du technique, avec ce qu’il impose comme historicité, qu’il faut repartir pour poser la question de la périodisation en histoire de la photographie.

Un théâtre impossible de périodes

En d’autres termes, rejeter un découpage chronologique par technique (naissance, évolution puis obsolescence) impose de reposer la question technique dans toute sa complexité, au regard d’une conception artistique et culturelle de la photographie. Dès lors, l’expérimentation, la standardisation et l’archaïsme – trois moments qui caractérisent l’invention, son application et sa survie – deviennent opératoires sur un mode qui diffère de la seule description positiviste. Non plus naissance, vie et mort selon le schéma organique, mais intuitions, réflexions, stratégies, institutionnalisations des acteurs et de leurs productions. Mais cette histoire paye, elle aussi, son tribut à une vision trop réductrice qui fait souvent la part belle à la fameuse notion de « légitimation » : à vrai dire, il existe tout aussi bien une histoire de l’illégitime en photographie qui sera probablement la grande entreprise de la génération d’historiens à venir.

Irréductible à ses aspects strictement techniques on l’a dit, pas plus qu’à ses seules expériences artistiques on s’en doute, non moins encore qu’à ses enjeux sociaux, la photographie se révèle susceptible d’entrecroiser un nombre de phénomènes historiques, de sorte que l’idée même d’un découpage périodique semble impossible. Ici, une période s’achève en raison d’une lecture technique, la fin du daguerréotype en Europe par exemple, mais il n’est nullement dit que les enjeux stylistiques s’y voient condamnés (le goût de l’exactitude). Ailleurs, un mode de représentation de soi s’évanouit – le portrait de studio au XIXe siècle –, mais rien n’empêche que se perpétue un usage documentaire, avec le cas du portrait judiciaire.

À poser ainsi les choses, l’historiographie de la photographie apparaît comme le théâtre impossible des périodes, tant le recours à celles-ci serait synonyme de confusion. Parce que la photographie se définit, pour une part essentielle de son histoire, à partir de sa valeur d’usage (ce à quoi elle a servi, ce à quoi elle était destinée), alors que nous retenons d’elle aujourd’hui un au-delà des usages (recherche, esthétique, mésusages). Cet écart est la condition d’une invention de l’histoire de la photographie : sa mise en récit appelle à un rythme temporel différent de celui que l’on réserve à l’art institué, fusse-til d’avant-garde. L’historien de l’art ne fait pas l’histoire des machines, de l’industrie et du commerce, ni de la recherche fondamentale sur les matières. Est-il devenu un historien de la culture artistique qu’il aura pour la plupart du temps affaire à des objets au statut stable. C’est tout le contraire pour l’historien de la photographie, qui est un historien de la fluctuation de la valeur de son objet. On conviendra que l’historien de l’art qui devient un historien de la photographie ne peut réduire son corpus à celui de la photographie artistique car c’est le plus souvent la photographie « d’usage » qui a bouleversé l’histoire même de l’art en déplaçant les repères de la culture visuelle. Ceux qui se sont le plus approchés de l’histoire de la photographie l’ont bien compris en parlant du « photographique », c’està- dire de ce qui, dans l’art, s’était transformé au contact de l’image fixe.

Les problématiques temporalisent les objets même si elles-mêmes ne s’épuisent pas dans un champ chronologique. Par exemple, la fonction de preuve est une question qui se pose dès l’origine de la photographie ; elle a été exemplifiée dans le champ des sciences au XIXe siècle et au début du XXe siècle, notamment dans les domaines de l’astronomie, et de la physiologie. Une telle fonction était centrale en médecine, où elle participa à la modernisation des investigations (plans rapprochés en dermatologie, vues au travers des corps de la radiologie, instantané au service de l’enregistrement des crises d’hystérie), jusqu’à ce que soit mise au jour la fonction rhétorique de la photographie scientifique et revue à la baisse son efficacité. C’est aussi le moment où le couple médecine-enseignement des arts (morphologie, anatomie) se défait. Néanmoins, la grande question de la preuve vient se « réhistoriciser » dans l’information et le développement à grande échelle de la presse illustrée qui devient, entre la Grande Guerre et les années 1970, une période pour la photographie d’information. Cet exemple montre bien que, malgré son caractère schématique, la périodisation se révèle dans la pertinence même des problématiques et de leur propre historicité.

Des histoires de la photographie

L’histoire de l’art s’est proposée très tôt comme un modèle pour l’histoire de la photographie, et ce dans le contexte d’une légitimation artistique précoce de ce médium dans le monde anglo-saxon et plus particulièrement américain. En effet, le premier grand régime d’historicisation de la photographie débute avec la célébration du centenaire de l’invention de la photographie. Le Museum of Modern Art décide de célébrer l’événement par une exposition et Beaumont Newhall, a qui a été confiée la création d’un département spécifique au MoMA, publie une « histoire » qui marqua durablement la discipline (1). Le catalogue de l’exposition propose en effet une périodisation rudimentaire en quatre phases : « Before Photography », « Primitive Photography » (1839-1851), « Early Photography » (1851-1914) et « Contemporary Photography » (1914-). Plus de huit cents numéros présentent une histoire marquée par les développements techniques et les diverses applications, dont artistiques. Mais plus fondamentalement, la photographie est historicisée selon le dévoilement des spécificités de l’image (cadre, lumière, mouvement, etc.). Cette lecture « moderniste » au sens où s’y exerce très fortement la définition des images sous l’angle de la spécificité du médium, avait la force d’un discours englobant mais laissait de côté les enjeux sociaux. Une histoire de la photographie moulée sur le patron de l’histoire de l’art avait le mérite d’identifier et de convertir les images selon certaines valeurs : celles de l’oeuvre d’art.

En France, le centenaire fut l’occasion de commémoration, où la photographie apparaissait moins inscrite dans une vision moderniste comme celle d’Alfred Barr (directeur du MoMA de 1932- 1968), dont était redevable en partie Beaumont Newhall. Toutefois, le fameux discours que prononce à cette occasion Paul Valéry en Sorbonne montre à quel point la photographie apparaît comme un outil conceptuel susceptible de poser la problématique classique des apparences et de la perception au coeur de la modernité (2). Sous un autre angle, mais également fort distinct de l’approche de Newhall, une histoire de la photographie comme celle de Raymond Lécuyer publiée en France au sortir de la Seconde Guerre mondiale se distinguait par une sorte d’épistémologie des pratiques et des usages, où la question de titre article l’art (entendons ici la photographie artistique) se trouvait au même rang que les autres catégories relevant notamment de la photographie scientifique (3). Mais surtout, une forme d’histoire où les pratiques et les usages ne cherchaient pas derrière une modernisation du regard les critères d’un art spécifique.

Il n’est pas étonnant que se soient ainsi développées deux traditions dans lesquelles la périodisation ait été toute différente : une historiographie anglo-saxonne proposant une chronologie des styles et une historiographie marquée en France par le modèle des sciences sociales. Ces deux modèles préservaient toutefois une grande figure, celle de l’enracinement de la photographie dans le passé des représentations. Il en va ainsi de la place accordée aux « origines » (toujours polémiques au demeurant) et qui invite immanquablement au regard rétrospectif sur les antiques connaissances en chimie et en optique mais surtout au rôle de la perception régulée par le système perspectif et sa fortune dans la mécanisation du dessin. En bref, de la Caverne de Platon aux divertissements optiques du XVIIIe siècle (le silhouettage des profils par projection des ombres par exemple), la compression chronologique des premiers chapitres de la photographie cherche souvent à contenir l’histoire générale de l’image pour former le seuil de son apparition.

Cette singulière figure, toute téléologique, relève du tropisme historiographique. Dans cette optique, L’art de la photographie, ouvrage réalisé en collaboration avec des historiens et des conservateurs, a voulu rompre avec la périodisation des origines (4). Un nouveau chapitre des commencements a été privilégié, traitant précisément, en sens inverse, la question du daguerréotype : sa puissance théorique dans la critique d’art, son installation sur une longue durée dans les usages de l’image. Reprendre une architecture temporelle n’est pas un travail dogmatique, il résulte du développement des travaux dans le domaine. En l’occurrence, briser l’habitus des origines ne signifie en rien renoncer à penser la photographie en dehors de l’histoire générale de la vision, mais rompre avec un fétichisme qui empêchait d’examiner la réalité d’un procédé et de la culture qui en découle.

Une bonne partie des questions de périodisations en histoire de la photographie recoupe celles des catégories d’images. Ainsi, peut-on faire l’hypothèse qu’une histoire de la photographie scientifique se constitue en périodes distinctes de celles qui éclairent les pratiques amateurs. On peut dès lors constituer des récits de longue durée, à l’échelle de l’histoire de la photographie, qui s’établissent en parallèle les uns des autres. Ce qui a pour principal mérite de rétablir le primat du récit sur une historiographie atomisée qui cherche à rendre justice à toutes les pratiques, tous les usages, toutes les spécificités culturelles ou artistiques au risque d’une perte de lisibilité du passé. En revanche, le faisceau des histoires parallèles, ce pluriel des récits, instaure de multiples dialogues entre des histoires de la photographie. Dans le même temps chronologique se superposent, se nouent et se croisent des histoires de la photographie : ne faudrait-il pas l’accepter au motif que le flot du temps se présente à nous comme unique et irréversible ? Lorsque l’on parle de « temporalités », c’est-àdire en termes de régimes d’historicité, lorsque l’on décrit, en les problématisant, les manières dont les pratiques et les usages des images se cristallisent dans le temps pour faire époque, la représentation univoque du temps ne semble plus avoir de vocation explicative.

Le parti pris du récit instaure le primat de la temporalité sur la base d’une typologie problématique : histoire de la sociabilité ou de la légitimité culturelle, histoire de la volonté d’art ou bien encore histoire du documentaire comme style et comme pratique… Et ce n’est qu’au prix de l’examen de ces régimes d’historicité que l’historien décèle les permanences et les accélérations, les revivals et les révolutions. Ce qui fait échec à une périodisation en « tronc » dans l’histoire de la photographie repose sur les différentes catégories d’images (de leur production comme de leurs usages). Périodes et régimes d’historicité La photographie, dans ses manifestations les plus diverses – et selon le principe que toutes ces manifestations font histoire – impose à l’historien de l’art des objets qui échappent à son domaine d’activité. Si l’on convient que l’historien de l’art a souvent maille à partir avec la technique, il lui est tout de même moins donné d’aborder la question de l’amateurisme ou bien de la standardisation des représentations. Si l’on ne retient que ces deux exemples, on voit bien qu’ils sont primordiaux en photographie mais qu’ils ne se révèlent comme objets pour l’historien de l’art que si ce dernier accepte d’observer leurs effets culturels sur l’art.

On rejoint alors notre question de périodisation en comprenant, comme l’ont montré de récents travaux (5), combien l’amateurisme a contribué aux avant-gardes, ou bien comment la reproduction photographique a permis le développement du marché de l’art. Dans les deux cas, on est amené à identifier de nouveaux régimes d’historicité. La photographie, plus que toute autre image, propose à l’histoire de l’art contemporain (au premier chef) d’entamer sa révolution culturelle. Non pas seulement – car la discipline s’en est depuis longtemps inquiétée – parce qu’elle permet d’élargir l’étude des oeuvres à des phénomènes culturels (collections, goût, marché, etc.), mais parce qu’elle introduit un débat sur la valeur. Et ce débat se manifeste aussi par le choix des cadres explicatifs de la temporalité. Quelle périodisation choisirait l’historien de l’art à venir de la peinture amateur ou de la copie ?

Pour l’historien de la photographie, au contraire – et bien entendu parce que son champ chronologique est restreint et forme un laboratoire – les images « sans qualité » sont précisément celles qui instruisent, en les bousculant, les critères de la création. Sous ce rapport, une certaine façon de faire de l’histoire de la photographie revient à établir une histoire critique de l’histoire de l’art. La critique négative de la périodisation est née d’un rejet global de la fonction-récit de l’histoire au profit de sa problématisation. Rétablir la mise en récit du passé comme schème explicatif induit de repenser (et non pas seulement rétablir) la périodisation, précisément pour réformer des catégories temporelles qui étaient légitimement apparues comme pure convention ou, plus exactement, comme conventions inopérantes dans la production du savoir.

À la grande figure de l’histoire-problème et ce que Paul Veyne appelle « mise en intrigue » (6) peut s’ajouter l’analyse des faits et des représentations dans les flots – le pluriel indiquant les formes de continuité mais aussi les tourbillons, les retours et les stases : torrents, ressacs et lacs – de la temporalité. Et rien mieux que l’examen des productions en regard de la conscience des acteurs ne permet d’envisager cette complexité gouvernée par le temps historique. Parce qu’au final – et la photographie, cet art du temps mesuré, en est le motif même – les manières de se « temporaliser », pour parler comme Bourdieu, sont les vecteurs d’une histoire qui se doterait d’une périodisation « incarnée » et non d’un pur système conventionnel.

On peut enfin évoquer la question de la création photographique contemporaine au regard du problème de la périodisation. Si la photographie contemporaine peut se penser comme « période », il faut alors répondre à la question suivante : de quoi est-elle contemporaine ? On ne reviendra pas ici sur l’argumentaire développé ailleurs (7), mais à l’hypothèse que la photographie contemporaine est bel et bien contemporaine de l’art – et ceci sur des modes différents – il faut ajouter en retour qu’elle peut s’instituer comme période en vertu du fait que l’art contemporain est, depuis la fin des années 1970, le lieu de la consécration sociale du photographe, comme avait pu l’être le journalisme aux grandes heures de la presse illustrée. On peut ainsi dire qu’une période s’institue historiquement et de manière interdépendante avec l’historicité des productions. Cette congruence des catégories typologiques et temporelles donne sa structure aux récits, elle réfléchit les objets d’histoire non dans une taxinomie mais dans une compréhension de l’expérience du temps historique.

Au final, l’histoire de la photographie, comme nombre d’autres domaines, voit se substituer au caractère trop strictement chronologique de la périodisation les séquences du temps historique dont les problématiques et les thématiques gouvernent la logique interne, et dont l’analyse de la conscience des acteurs vient produire une réalité passée. L’historien de la photographie, peut-être parce qu’il doit d’emblée se confronter à la technique et à une historiographie qui croit pouvoir encore sur ce plan demeurer « mécaniste », fait l’expérience régulière d’un grand écart entre une périodisation très conventionnelle et la nécessité d’historiciser des objets qui apparaissent comme ceux-là mêmes qui ont conduit à relire le temps de l’art des deux derniers siècles.

Notes

1. Photography 1839-1937, Beaumont Newhall éd., (cat. expo., New York, Museum of Modern Art, 1937), New York, 1937 ; édition revue et augmentée en 1938 et 1949 : Photography, A Short Critical History (1938) et The History of Photography from 1839 to the Present Day (1949) ; trad. fr. : L’histoire de la photographie depuis 1939 jusqu’à nous jours, Paris, 1967.

2. Paul Valéry, « Discours du centenaire de la photographie » (1939), dans Études photographiques, novembre 2001, 10, p. 89-99, notice par Amélie Lavin.

3. Raymond Lecuyer, Histoire de la photographie, Paris, 1945.

4. André Gunthert, Michel Poivert éd., L’art de la photographie : des origines à nos jours, (L’art et les grandes civilisations, 37), Paris, 2007.

5. Clément Chéroux, Une généalogie des formes récréatives en photographie, 1890-1940, thèse, Université Paris 1 Panthéon- Sorbonne, 2004.

6. Voir Paul Veynes, Comment on écrit l’histoire, Paris, (1971) 1996.

7. Michel Poivert, La photographie contemporaine, Paris, 2002.

Article publié dans Perspective La revue de l'INHA n°4, 2008, p.772-776.

Illustration : © Franck Gérard - Chimères/Orange à dessert issue d’un filet de 3Kg, catégorie 1, variété Navel-Late, calibre 6-7, traitée avec Imazalil et Thiabendazole, enrobée de cire végétale, origine : Espagne, achetée dans une grande surface à Nantes jeudi 27 février 2004.Coll part.