Michèle Sylvander : à propos de In God We Trust

A Lisbonne, la galerie Luis Serpa Projectos propose actuellement une exposition de pièces récentes de l’artiste française Michèle Sylvander. Et notamment une seconde version de In God we Trust (2006). Sans être un familier de l’œuvre de Michèle Sylvander, on peut dire que l’on retrouve dans cette installation les ressorts qui animent nombre de ses travaux. Et, parmi ces ressorts celui de l’ambiguïté des genres comme de la condition mystérieusement politique de la femme s’impose. Pour en formaliser la complexité, il a fallu travailler les enjeux mêmes de la représentation afin de dévoiler en elle tout ce qui se joue dans les entrelacs du regard social et de la conscience de soi. J’ai donc proposé à Michèle Sylvander de réaliser cet échange épistolaire pour tenter d’approcher une œuvre encore au travail.

MP - Vous présentez une œuvre qui a déjà connu des variantes mais dont le principe repose sur la mise en relation de trois éléments distincts : à chaque fois une image grand format d'un buste féminin; dans deux cas le corps est à la fois masqué mais très directement codé comme féminin par la tenue vestimentaire de type Burka, dans le troisième cas en revanche le buste et le visage sont découverts mais en revanche le genre est volontairement ambigu (masculin ou féminin ?); le tout est théâtralisé sur le mode du dialogue et de l'opposition. Je souhaiterais tout d'abord connaître l'origine de ces trois images, car je crois qu'elles n'ont pas été toutes explicitement réalisées dans le seul but de concourir à la construction cette pièce.

MS - La photo NB qui a comme titre la fautive, celle de ma poitrine recouverte de poils date de 1995. Elle a été réalisée alors que je préparais une série de photographies pour une exposition personnelle chez Roger Pailhas. C'est sous la forme d'autoportraits que j'ai conçu à ce moment-là, une mise en représentation de la femme. Depuis de nombreuses années, l'intime, l'apparence, l'identité et le corps féminin sont des concepts qui traversent mon travail; non seulement comme des notions théoriques mais aussi comme des notions chargées d'affect et de vécu. J'ai déjà utilisé le vêtement pour sa double fonction d'écran et de parure comme par exemple pour "C'est une fille"ou je me montre dans une gaine étroite et contraignante. C'est donc, tout naturellement, oserais-je dire, que le voile est apparu dans mon travail "soulevant" chez moi des idées complexes et contradictoires. C'est sans position militante, morale ou vertueuse que j'ai essayé de trouver des formes justes pour exprimer l'ambivalence de la question de ce marquage identitaire. Le voile, cette étoffe si érotisée au départ, a laissé peu à peu la place à un symbole d'oppression et de mort. Elle reste à présent une affaire essentiellement politique et non philosophique. Pour ma part, je me suis aussi attachée à la force esthétique du noir, mis sous verre, des deux photos symétriques installées dans un espace clos, dialoguant malgré le filet tendu sur les visages. Les mouches faisant ici effraction dans cette sphère intime. Sous le voile, l'identité reste indéfinie et le corps dématérialisé. Lors de mon installation au mac, une troisième photo s'est imposée à moi. "Peut-être que pour parler, ou se taire, il faut commencer par le chiffre 3; l'espace de l'autre créant la parole ou l'objet". J'ai sans doute choisi "La fautive", la suspicion à l'égard de la pilosité, cette évidence apparaissant simplement à ce moment là. Les cheveux ou le voile... Montrée ou cachée la femme garde son secret.

MP - Revenons sur cette "effraction" que représente selon vous cette présence extrêmement perturbante des mouches. Dans la tradition picturale (André Chastel avait écrit un bel article sur cette question - Musca depicta, 1984), on fait apparaître des mouches comme pour signifier une perturbation "réaliste" dans la fiction de la représentation, et qui plus est la connotation morbide qu'elle entraîne fonctionne aussi sur le mode allégorique de la vanité. Comment préciseriez-vous le geste que vous avez choisi d'effectuer en incluant ces mouches qui ont cette particularité d'être le détail qui peut faire basculer le sens?

MS - Je regrette beaucoup de ne pas avoir lu l'article d'André Chastel. J'ai par contre parcouru les écrits de Daniel Arasse, de Barthes et de quelques autres sur ce "détail" qui est la mouche et de percevoir "au delà de cette fonction, comment elle implique le corps". Je peux essayer de parler simplement en tant qu'artiste, de la façon dont la mouche est venue se poser sur ces visages recouverts de voile. Poser une mouche est un geste qui entraîne le corps. Son énergie vient autant de l'imaginaire, sinon plus, que d'une décision intellectuelle. J'ai choisi d'installer ces mouches en hésitant sur leur localisation. Soit, directement sur le voile, soit en trompe-l'oeil sur la photographie leur donnant, peut-être, un rôle secondaire. J'ai choisi la première solution. Je me suis posée la question de la distance par rapport au regard plutôt que celle du réalisme dont vous parlez. C'est un détail qui renforce le sens comme un contre-point à la représentation mais qui ne le fait pas basculer. La mouche évoque effectivement la mort mais pas avec une connotation particulièrement morbide ou de répulsion. C'est un insecte que l'on chasse, qu'on éloigne. C'est dans ce cas plutôt celle d'un évitement, d'une appréhension, d'un recul. Bon, j'ose: voire du sacré.

MP - "In God we trust" est le titre d'une première version où les images que nous évoquons sont installées face à face, une inscription en arabe est rédigée sur un mur et un sac de pierre marque le centre de l'installation pouvant évoquer aussi bien la révolte, le combat que la lapidation; en outre, un de vos dessins propose la figure de la femme "voilée" avec de part et d'autre une arme suspendue selon le rituel de communication des activistes/combattants islamistes. Ces aspects plus directement liés à l'actualité politique et religieuse font désormais place avec la présence de "La Fautive" à une question plus directement liée à la condition féminine. Ce glissement de sens dans l'évolution même de l'œuvre ne modifie toutefois pas l'axe de la pièce, soit un face-à-face de deux êtres qui, bien que masqués, jouent de leur similitude. Faut-il voir dans la permanence de ce dispositif en miroir, la part plus intime de votre œuvre, et j'entends intime non pas dans le sens d'une part "personnelle", mais d'une récurrence chez vous de la question de l'identité de l'artiste (féminin/masculin, soi/autrui) ?

MS - Je me sens en accord avec vous sur plusieurs des points que vous soulevez. Dans la première version, celle de l'installation au MAC, c'est le lieu clos que je devais occuper dans le Musée qui m'a suggéré cette "théâtralité ". J'étais seule à occuper un espace cubique. Une salle austère aux murs blancs et au sol recouvert de marbre blanc également. Une pièce monacale permettant, sur le mur, une écriture directe et radicale. "IN GOD WE TRUST" renvoie à la fois à l'idée que toute croyance est dieu mais aussi à sa trahison possible. Il est bien évident que la femme voilée coexiste avec le rituel de communication des combattants islamistes mais tout autant que la mouche coexiste avec la signification de la mort. De la même façon, le sac de pierres peut évoquer la révolte, la lapidation ou les décombres. Pour moi, il ne s’agit pas de ce qui parle de l’universel de la parole afgane et qui serait la bonne conscience des femmes européennes. C’est à travers mon travail sur l’intime que je rejoins le politique et ses interrogations. L’exhibition de l’intime est devenue aujourdhui ce qui perturbe la sphère du politique. Ainsi en est-il pour ces jeunes femmes voilées et de ce qui se joue, au su et au vu de chacun, en forçant notre regard à s’exercer et à sortir des conventions sociales. Les conventions étant dans nos societés occidentales d’éduquer le regard à glisser sans s’arrêter. Ces femmes obligent en présence graphique absolue, nos pensées. Ou bien le regard se pose, ou bien il se détourne. Ce qui prouve que dans cette sorte d’exhibition, les femmes tout en se soumettant au « dictat » des hommes, ramènent la question de la sexualité. Voilées, elles sortent de l’anonymat, elles brouillent les signes pour mieux désagréger les fausses évidences et réintroduisent des questions. C’est le « décalage » qui m’intéresse comme dans tout le reste de mon travail. C’est ainsi que je fouille une fois encore, l’énigme de la sexuation. Je pense que tout Art tel qu’il soit parle de la question du dévoilement. Dans l'autre lieu, en l'occurrence, la Galerie LUIS SERPA Projectos, à Lisbonne, l'espace se présente très différemment. Ce nouvel espace m'a conduit à revoir mon installation et à jouer sur d'autres significations. La fautive, les deux femmes voilées seront toujours présentes mais très certainement accompagnées par une quatrième image. Celle d'un autoportrait au foulard (à ne pas confondre avec le voile). L'inscription au mur et le sac de pierres au sol auront disparus. Le face à face existe toujours mais sa présence est modifiée par cette nouvelle mise en forme. Il y a quatre femmes mais toutes renvoient à la question de l'identité, du féminin-masculin et à l'actualité politique. Il n'y a pas seulement le face à face de deux êtres mais une mise un éclairage des pièces les unes par rapport aux autres. Vous voyez que le dispositif en miroir est susceptible d’évoluer, avec des signes extérieurs de différences : voiles, mouches, poils, foulard, cailloux .....

Entretien réalisé en Janvier 2007 par courrier électronique.