Entretien avec Céline Clanet

Suite à l’exposition dans la Vitrine de la SFP depuis juin d’un diptyque Les rennes de Jon Eira, extrait de la série Máze, 2005, Céline Clanet a bien voulu répondre à quelques questions sur son travail.
À la suite de son diplôme de l’école de photographie d’Arles en 1999, Céline Clanet commence des séries photographiques dont les sujets semblent, de premier abord, hétéroclites: des séries personnelles Leur(s) petite(s) histoire(s) en 1999-2000, Un mince vernis de réalité, qui connaît une publication collective en 2005, ou plus récemment Une mélodie japonaise et Maze, et des commandes Capitale instantanée pour 20 Minutes, ou encore Je m’offre une Madame Propre pour Cosmopolitan.

Qu’il en aille comme dans le diptyque présenté en Vitrine, d’un peuple du nord de la Scandinavie, ou ailleurs, de retraités savoyards – Leur(s) petite(s) histoire(s) – , ou d’ «ustensiles ménagers» – Je m’offre une Madame Propre –, il paraît difficile de trouver un élément fédérateur entre ces travaux sur le mode du motif. Quand certaines tiennent d’un vide de l’image et montrent des personnes esseulées, d’autres sont chargées du vivant des corps et de leur contact au monde. Quand certaines sont immédiatement lisibles, d’autres s’entourent du halo de l’étrangeté et ainsi de l’altérité, offrant un souffle d’incompréhension à l’image. Les images deviennent lisibles sans être comprises, proposent un montré qui se dérobe. La construction sérielle permet alors de répondre à ce déficit de narration. Mais qu’en est-il du travail dans son ensemble ? Où tenter de comprendre la cohérence, s’il en est une, des recherches de Céline Clanet ? Car la ligne directrice qui voudrait que les séries découlent indéniablement les unes des autres et qu’elles forment une unité immédiatement perceptible est mise à mal. Le travail ne tiendrait-il donc que dans le composite, le dissemblable ? Céline Clanet ne donnerait-elle à voir, au delà de la série, que les symptômes de l’altérité ? Si les textes qui accompagnent chaque série personnelle offrent une cohésion et une identité à chacune de celles-ci, l’idée d’un soubassement théorique et d’une recherche conceptuelle entre toutes ne tient pas. L’image n’est pas premièrement idéelle, mais s’inscrit dans cette difficile dialectique entre motif et fond. La lecture des travaux de Clanet ne doit alors s’effectuer ni en partant de l’intérêt pour « un » objet spécifique ou « une » réflexion en amont qui axerait le travail, ni en effectuant une philosophie de son acte photographique, mais bien plutôt en tentant de comprendre l’acte même de la prise de vue. Céline Clanet parle ainsi du comment faire une image, de la forme à adopter pour des choses qui ne sont pas immédiatement dicibles.

— Vos séries portent de manière quasi constante un titre définissant le lieu de la prise de vue – Maze, mais aussi Mélodie Japonaise ou Capitale instantanée. Considérez-vous vos photos comme des topographies visuelles ?
— Pas systématiquement. Mais bien souvent, le lieu choisi est un prétexte pour créer de nouvelles images, commencer un nouveau travail, aborder de nouveaux questionnements.

Série Mélodie Japonaise

— Dans la majorité de vos travaux, et cela est très présent dans les commandes, l’image se compose autour d’un élément signifiant. L’outil de nettoyage dans Je m’offre une Madame Propre, les corps dans Capitale instantanée. Le lieu de l’inscription semble être coupé de manière aléatoire pour centrer la surface sur l’image. Pourquoi une telle mise en forme ? L’image doit-elle être immédiatement lisible ?
— En partie, oui. Mon écriture est très frontale, la composition est toujours très simple, car je la veux épurée, la plus intelligible possible. Dans la majeure partie de mes séries, il me semble que peu d'images garderaient leur sens si elles en étaient isolées. Car ces éléments dont vous parlez, ces "sujets", souvent seuls dans chaque photographie, font bel et bien partie d'un tout, et sont comme chaque mot d'une même phrase. J'élabore mon écriture à la manière d'un rébus très ordonné, ou d'une partition composée de notes très distinctes les unes des autres. Je me surprends souvent à fredonner le rythme en constituant un chemin de fer.

Série Je m’offre une Madame Propre

— Sans mystère ou sens caché ?
— Les deux ne sont pas incompatibles. Mais je dirais "sans mystère" : je ne suis pas sensible aux images obscures qui "laissent l'imagination du spectateur faire le reste", comme on le lit souvent. Cela a quelque chose de suspect...

— Car justement, les représentations tiennent d’un quotidien, d’actions vernaculaires. Dans la série Leur(s) petite(s) histoire(s), on y lit son journal, y fait son puzzle, y cherche ses cigarettes. Nous pourrions dire qu’ils ne passent rien dans vos photographies. Comme des mises en image de l’ordinaire.
— Dans le cas de ce travail, c'était bel et bien un parti pris. Donner à voir et garder la trace d'un quotidien ordinaire, mais voué à disparaître, celui de cette génération qui après avoir vécu la violence de la guerre, s'était mise au chaud dans des intérieurs en formica, intérieurs qui, amassant au fil des décennies les formes de chaque époque, se révèlent être aujourd'hui des sortes de "palimpsestes domestiques", uniques. Ils ont pris la forme de véritables décors du banal, dans lesquels se jouent les gestes dont vous parlez.

— Ou plus encore que vos photographies sont la prise de moments où l’action tout en se déroulant, se détemporalise. L’écoulement commun du temps semble écarté. Impossible de connaître la durée des actions qui ont lieu. Ni de la femme allongée au soleil, ni des habitants de Maze regardant au loin derrière des jumelles. Ceci est encore plus visible dans votre travail intitulé Leur(s) petite(s) histoire(s). Une sorte de temps suspendu ou d’interstice.
— En effet, c'est une forme qui se retrouve dans tous mes travaux. Suspendre le temps, c'est aussi une manière de penser qu'on le contrôle.

Série Maze

— La photographie comme l’imperceptible marche de choses ?
— Oui, pourquoi pas !

— Dans les deux derniers travaux – Mélodie Japonaise et Maze – , il en va de civilisations ayant une autre culture que la nôtre. Dès lors, les gestes du quotidien, instantanément compréhensibles quand il s’agit de Capitale instantanée ou de Je m’offre une Madame Propre, s’emplissent de mystère, tiennent de l’incompréhension. Les rennes sont les animaux domestiques certes, mais ceux de l’autre. Comment considérez-vous ce rapport à l’altérité ?
— Il est vrai que je traite pratiquement de la même manière des univers très différents, et dans le cas de Maze, un monde plutôt méconnu chez le spectateur français, celui des samis. Comme je le disais précédemment, je "compte" plus sur l'assemblage des images, sur la mélodie, la phrase et donc le sens qu'elles vont alors créer, que sur leur individualité.
En effet, que regardent ces samis à travers leurs jumelles ? Ce geste apparait comme incongru pris individuellement, le sujet de l'attention restant hors cadre. Pourtant, c'est un geste très banal pour eux, mais surtout, la répétition de ce geste à priori mystérieux vient ponctuer l'ensemble de la série, et donne à mes yeux tout son sens : car la contemplation, mais aussi la méfiance, sont au coeur même de la problématique sami, peuple autochtone régulièrement mis à mal par les scandinaves.

— Vous parlez d’un travail « contre cette petite mort qu’est l’oubli ». La photographie comme une trace contre un oubli, mais souvent contre un oubli dont nous n’avons pas eu connaissance. Face à ces questions de la disparition et de la sauvegarde, quelle trace réelle selon vous produit la photographie ?
— Une trace illusoire bien sûr, et nécessaire. La sauvegarde de la "petite" mémoire individuelle, l'enregistrement d'une vie, tout cela a motivé la réalisation de mes premiers travaux, comme dans A deux pas d'oublier. Ma démarche rejoignait celle de toute personne possédant un appareil photographique, quelle qu'en soit sa pratique : enregistrer sa vie, recréer sa biographie avec des souvenirs choisis. La perte, l'oubli, la mort, sont autant de vertiges que la photographie aide à apaiser, car se souvenir, ou photographier, c'est reconnaître que l'on existe.
Mais nous savons que ces photographies ne sont que des objets ou des fichiers voués indéniablement à disparaître. Je me pose d'ailleurs souvent cette question un peu angoissante : combien de photographies ont déjà disparu ? Des millions de têtes, de bouts de rue, de gâteaux d'anniversaire, de paysages, se sont évanouis, putréfiés, brûlés, oubliés ou effacés. Et je sais qu'inexorablement, à cette seconde, une nouvelle image est produite quelque part, rejoignant cette production sans fin, aveuglément prolifique. La trace que la photographie réalise est celle dont on croit avoir besoin au moment où on la produit...

Série Leur(s) petite(s) histoire(s)

— Oui, mais souvent dans vos travaux, les gens font des choses desquelles nous sommes exclues. Dans Leur(s) petite(s) histoire(s), l’homme lit un journal dont nous ne connaissons pas le contenu, dans Maze, les personnes observent à travers des jumelles sans que nous sachions quel est l’objet de ces regards. Si dans la première série, la phrase qui accompagne l’image en donne une idée, dans la deuxième, elle ne peut-être que de la supputation, grâce aux autres images de la série. La trace photographique devient alors une mémoire qui exclut l’objet du souvenir. Ce dernier, contenu de manière sous-jacente, dans le motif représenté, produit une étrangeté dans l’image, et nous produit aussi comme étranger… Dans la Vitrine de la SFP, vous faites le choix d’exposer un diptyque dans lequel le motif est redoublé. Pourtant, le renne n’est pas le thème le plus récurrent dans ce travail sur Maze. Pourquoi un tel choix ?
— C'est un choix de Michel Poivert, il faudrait lui demander ! Mais il m'a semblé que la confrontation de l'image presque anthropomorphique des trois rennes, fatigués, "déglingués", avec celle plus animale et organique du tourbillon était intéressante.

Série Maze

— Michel Poivert parle, à propos de votre travail Un mince vernis de réalité, d’une métaphore de la femme dans la voiture. Dans le diptyque exposé en vitrine de la SFP, les rennes semblent presque humanisés. Ils s’inscrivent, dans l’image de gauche, sur le ponton d’un paquebot, posant presque à la manière de modèles humains. Ainsi l’absurde se crée-t-il une place au cœur des situations prises en photographie. Comment penser cet humour qui surgit au cœur de votre travail ?
— L'image dont vous parlez est aussi une image de mort. Cet humour est jaune, vous visez juste en parlant d'absurdité. La littérature de l'absurde m'a d'ailleurs beaucoup influencé, Samuel Beckett notamment. Il me semble que le décalage présent dans certaines images, notamment dans Un mince vernis de réalité résonne avec celui vécu au moment de la prise de vue. Comme si l'expérience même de la photographie, permettait d'entrevoir une faille dans le réel, un "dérèglement" des formes, quelque chose au-delà de tout sens qui nous ferait expérimenter une sorte de petit chaos... Photographier, ne serait-ce pas, parfois, arpenter le monde dans l'attente de ce qui vous persuaderait une bonne fois pour toutes de la vacuité de l'existence ?

Propos recueillis par Anaïs Feyeux